samedi 10 novembre 2018

Chapitre 12


Myrtille regarde le plafond en bois au-dessus d’eux. Elle est allongée sur le canapé, la tête sur les genoux d’Earon. Il garde sa main gauche serrée dans la sienne sur son ventre. De son autre main, il lui caresse de temps en temps les cheveux. Ils n’ont plus échangé de paroles depuis que le fantôme de Dampen est parti. Il laisse parfois son regard dériver dans le vague puis il revient toujours se poser sur elle.
Ce silence lui fait du bien. La tempête dans son esprit s’est calmée. Elle se sent libérée des émotions qui la faisaient souffrir. Elle profite de ce moment de répit. Il est prêt à l’écouter, elle le sait. Elle se sent prête à lui parler.
L’étape la plus difficile était de lutter contre ses démons. Toutes ces excuses qu’elle affectionnait depuis toujours qui revenaient chaque fois qu’elle aurait souhaité tout lui dire. Elle n’en a pas besoin. Elle n’a pas besoin de se cacher devant lui. Elle ne doit plus le faire. Elle brise alors le silence :

« Je me sentais coupable.
Earon baisse les yeux vers elle et hoche doucement la tête en serrant doucement sa main.
- J’aurais voulu tenir face aux impurs qui se sont introduits chez nous. Ils étaient vraiment nombreux. J’ai vraiment passé plusieurs jours à m’inquiéter pour toi, pour les gris, lorsque je me suis retrouvée attachée dans un endroit que je ne connaissais pas. Je me suis souvent demandé si vous me cherchiez ou si vous me pensiez morte. J’essayais de ne pas penser que je ne m’en sortirais jamais même si cette idée venait de temps en temps. Je ne sais pas vraiment comment j’ai tenu lorsqu’ils ont commencés à m’infliger des blessures…
Earon frissonne imperceptiblement. Il ferme les yeux une seconde avant de les rouvrir. Elle reconnait ce regard qui promet une vengeance des plus sanglantes.
- Lorsque j’ai torturé Dampen, mon esprit n’a pas véritablement tenu le choc. Je ne parvenais plus à rester insensible à ce qu’il se passait. Si je n’avais pas entendu le son de la flèche ce soir-là, je crois que j’aurais craqué.
Il plonge son regard dans le sien. Elle lève sa main libre pour frôler sa joue du bout des doigts.
- Il y a toujours eu cette étrange histoire de chance hein ?
- Je t’ai entendu…
Elle hoche la tête.
- Ils ont amené un gamin ensuite. C’est là qu’ils ont commencés à me faire boire du sang. Je m’accrochais de mon mieux à l’idée que tu savais où j’étais. Que tu allais venir me sortir de là. Pourtant, c’était très difficile de lutter contre la soif et les sensations que cela me donnait. J’avais de plus en plus l’impression de perdre la tête. J’en suis venue à préparer un plan pour en finir…
Elle ferme les yeux, incapable de le regarder en face. Il passe ses doigts sur son front tendrement.
- Je sais.
Elle rouvre les yeux, intriguée. Il n’a pas l’air surpris ni agacé. Elle lève un sourcil. Il s’explique alors :
- J’étais sur le toit du tripot lorsque le limier est entré. J’étais parvenu à me glisser en premier dans le Compas. C’est Kira qui a donné le signal avec la flèche. J’étais déjà là et je t’ai vue. J’étais prêt à tirer sur lui ou même entrer dans cette cage si jamais tu avais tenté un geste idiot. Ça n’est pas arrivé.
Elle hoche la tête.
- J’ai cru perdre pieds un bon nombre de fois…
Il inspire profondément.
- Ca non plus, ce n’est pas arrivé.
- Maino, Earon.
- Merci ? Pour ?
Elle lui sourit tendrement. Il lève les sourcils, interrogatif. Elle hausse simplement les épaules.
- Bah… Pas de quoi alors. »

Myrtille ferme les yeux, le cœur plus léger. Ils restent ainsi quelques minutes avant de se décider à rejoindre un lit à l’étage pour se reposer. Ils s’endorment tous les deux bien plus rapidement que les jours précédents. Elle glisse dans un sommeil sans rêve et dort tranquillement jusqu’à la tombée de la nuit.

Il n’y a pas de volet ni de rideaux aux fenêtres. Les lumières des multiples torches allumées pour la nuit dans le poste avancé font danser les ombres sur le plafond de la chambre. La tête posée sur son avant-bras droit, Myrtille les observe en silence. Elles prennent parfois l’apparence de ses souvenirs. Ombres mouvantes, de forme humaine, végétale ou animale, elles bougent au rythme d’une réminiscence et rejouent les scènes devant ses yeux. Au moindre souffle de vent, les ombres perdent leur forme et Myrtille bascule sur un autre souvenir.
Earon est allongé à ses côté, tourné vers elle. Elle pose de temps à autre les yeux sur son visage pour s’assurer qu’il dort paisiblement. Elle ne souhaite pas se lever pour ne pas le réveiller et surtout pour profiter de ce moment calme. Depuis son retour, elle ne s’était pas totalement sentie aussi sereine.
Elle connaissait Earon depuis longtemps. Elle savait qu’il avait ses fantômes, le sujet avait été abordé quelques fois sans trop de détails. Elle n’avait jamais cherché à en savoir plus par respect pour lui. Quelques fois, elle avait remarqué cette ombre lorsqu’il parlait de sa période Sombre Turne. Elle connaissait aujourd’hui véritablement l’origine de sa cicatrice. Il avait survécu mais pas ses plus proches amis.
Elle devine maintenant pourquoi il est toujours ce Sombre Turne. Il n’a jamais quitté ce rôle même en rejoignant les Gris Forestiers.

Elle fixe à nouveau les ombres au plafond en tentant de s’imaginer la période où Mushu le Ronin dirigeait le clan. Elle aurait aimé être là pour connaitre tous ces anciens. Chaque fois qu’Earon lui en parle, elle découvre une facette différente des Gris. Un aspect qui lui plait énormément et qu’elle ne parvient pas toujours à retrouver sous la direction d’Alpharius.

Myrtille sort de ses pensées lorsqu’Earon se retourne sur le dos et pose sa tête sur son bras à son tour. Il se frotte doucement le visage avant de tourner les yeux vers elle. Il l’observe un instant avant de lui sourire, rassuré. Elle lui sourit en retour.

« Tu as dormis ?
Elle hoche la tête avant de préciser.
- Je me suis réveillée lorsque la nuit est tombée. Je profite du calme. C’est silencieux ici.
Il relève les yeux vers le plafond.
- C’est vrai, on n’est pas dans notre chambre. J’avais oublié où nous étions. Habituellement, c’est la discrétion de Steven qui me réveille.
Myrtille rit doucement. Elle a mis plusieurs jours pour s’habituer au bruit que Steven fait chaque fois qu’il se lève et descend manger. Ses bruits suivis des protestations de ses frères ne la dérangent presque plus.
- Tu as quelque chose de prévu cette nuit ?
Il la regarde.
- Non, pourquoi ?
- J’aimerais bien profiter de cette tranquillité aujourd’hui. Je ne me sens pas encore capable de retourner voir les Gris après mes révélations d’hier.
- Je ne pense pas qu’ils te verront différemment. Alpharius l’a dit, on ne doit plus en parler de toute façon.
- Hmm…
Elle repose son regard sur les ombres au-dessus d’eux.
- Mais si tu veux, on peut rester là pour cette nuit. Il faut juste que j’passe voir Jeff pour qu’on ait de quoi manger.
Myrtille ferme les yeux quelques secondes et incline la tête. Elle compte bien profiter de chaque moment seule à seul avec Earon. Elle n’attend que ça depuis son retour. Elle se tourne pour se blottir contre lui. Le vent qui s’engouffre à travers les nombreux interstices entre les briques de la maison leur apporte la fraicheur de la nuit.
- J’irais aussi chercher quelques couvertures. Celle qu’on a n’est pas assez chaude.
Dit-il en remontant le drap sur eux. Elle niche son visage au creux de son cou, le faisant frissonner légèrement.
- Ouais, des couvertures. Tu es gelée.
Elle rit à nouveau et sent le cœur d’Earon s’emballer. Son propre cœur s’emballe, elle expire longuement, son souffle le fait de nouveau frissonner. Il grogne doucement.
- Si tu continues je ne vais pas pouvoir sortir.
Elle grogne également et s’écarte de lui.
- Fait vite alors.
Il expire longuement à son tour et se redresse.
- Pourquoi j’ai dit ça moi ?
Elle le pousse hors du lit en ricanant.
- J’sais pas, mais tu l’as dit alors tu dois y aller. Revient vite, c’est tout.
- Ca va… J’y vais. »

Elle sourit en l’écoutant marmonner pendant qu’il quitte la chambre et descend l’escalier. Elle se redresse à son tour, remontant les genoux sous son menton. Les yeux posés sur les ombres qui dansent encore à la lumière des torches dehors, elle tente de se concentrer sur son sentiment de sérénité pour ne pas ressentir la solitude qui s’installe. Le silence de la pièce est pesant sans sa respiration ou sa voix.

Earon profite du fait qu’il enfile son masque pour tenter de calmer les divers sentiments qui l’assaillent. Il sent son cœur battre encore la chamade chaque fois qu’il repense à Myrtille qui l’attend là-haut. Cela fait tellement longtemps qu’il espère retrouver cette opportunité qu’il s’en veut de devoir sortir pour quelques instants. Il en a pourtant besoin. Il préfère qu’elle soit bien installée et il a surtout besoin d’un peu de temps pour se calmer.
Il vérifie par la fenêtre si personne ne peut le voir avant de sortir de la maison. Il tient à ce que cette nuit ne soit qu’à eux. Une fois dehors, la fraicheur l’attaque brusquement. Il hésite à retourner se réfugier auprès d’elle. Cette idée ravive sa timidité. Il se force à s’éloigner en direction du garde-manger commun pour fuir ce sentiment. Il a cette impression très agaçante de revivre leurs premiers rendez-vous secrets.

Myrtille avait été entrainée malgré lui dans son univers. Après leur première rencontre peu ordinaire, elle s’était de nouveau retrouvée devant une situation très étrange, un rituel raté chez les Gris Forestiers. Pourtant, loin de lui faire peur, elle les avait aidés sans leur poser de questions. Il ne se souvient pas vraiment de ce moment-là mais ses frères lui en avaient raconté une partie. Intrigué, il avait alors décidé de la prendre comme apprentie.
Elle n’avait cessé de la surprendre depuis. Elle apprenait vite et sa détermination lui permettait de se sortir des moindres ennuis dans lequel elle tombait naïvement. Elle savait tout autant s’attirer des problèmes que les régler. Cette capacité l’ennuyait toujours beaucoup. Il se retrouvait à la suivre discrètement chaque fois qu’elle quittait la Brèche.
Au fil du temps, il s’était rendu compte qu’il n’était plus seulement son mentor. Il avait succombé à ses yeux, pour ne pas dire au reste. Il s’était énormément attaché et cela lui avait fait peur.
Il n’était plus parvenu à jongler entre son rôle de mentor et celui de compagnon. Plus ils se rapprochaient, plus il avait perdu des repères qu’il pensait connaitre. Elle était différente de la simple apprentie qu’il avait connue. Il avait pu découvrir sa force et son caractère à la fois très agaçant et très touchant.
Ils avaient trouvés divers moyens de passer du temps seul à seul. Ils s’étaient même trouvé quelques codes secrets pour se parler en public. Leur relation ne devait pas être découverte afin d’éviter les problèmes. Certains Gris avaient devinés, cependant, leur attachement mais ils n’avaient jamais rien dit à ce sujet.
Ils avaient appris ensemble à construire leur relation. Ni l’un ni l’autre n’avaient vécu ce genre de chose auparavant et ils avaient découvert ce qu’était la passion. La timidité des premiers instants avait été très rapidement remplacée par l’envie et l’amour qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. La maladresse avait fini par disparaitre.
Earon avait été un homme comblé le soir d’une nuit de lune noire, lorsqu’elle avait accepté sa demande devant le seul dieu qu’ils vénéraient. C’était pour lui quelque chose de très puissant qui les unissait depuis ce jour et rien ne pourrait changer ça.

Le cou rentré entre les épaules et les mains dans les poches pour se protéger du froid, il examine les stocks du garde-manger. Le clan chargé de le remplir n’avait pas dû faire un très bon ramassage dans la journée. Il marmonne et prend ce qu’il peut. Ils ont l’habitude de ne pas forcément manger à leur faim mais il aurait préféré qu’elle ne manque de rien, surtout depuis son séjour au Compas. Il range les provisions dans son sac à dos puis se dirige vers la maison des Gris.

Lorsqu’il entre, il aperçoit Sengal assit au sol contre le mur de gauche comme à son habitude. Son frère relève la tête et le salue. Earon referme la porte lentement en jetant un œil vers les étages supérieurs.

« Nos frères sont tous sortis.
Lui indique Sengal. Rassuré, Earon se décale de la porte pour paraitre moins suspect.
- D’accord. Je… Je viens juste chercher deux, trois bricoles. »

Son ombre jumelle incline la tête et repose ses yeux sur sa lame qu’il nettoie avec soin. Earon en profite pour s’éclipser rapidement à l’étage. Il apprécie la discrétion de son frère et surtout cette impression de soutien permanent qu’il peut lui transmettre en un seul regard. Il attrape quelques bougies, de quoi les allumer et les couvertures posées sur leurs lits. Il les plie comme il peut pour pouvoir les dissimuler dans son sac à dos avant de descendre. Lorsqu’il est sur le point de tourner la poignée, Sengal l’interpelle.

« Comment va-t-elle ?
Il se retient d’afficher sa frustration et se retourne pour lui répondre le plus simplement possible.
- Ca va. Elle va mieux maintenant.
- Tant mieux.
Il incline à nouveau la tête et affiche un léger sourire en coin qu’Earon regrette d’avoir remarqué. Il se passe la main sur la nuque en proie à un léger malaise que son frère abrège rapidement.
- Que les Ombres vous gardent.
Earon hoche la tête assez vite.
- Oui. Toi aussi To’Eni. »

Il se retourne et quitte la maison au plus vite. L’envie de la rejoindre prend le pas sur toutes ces appréhensions. Il traverse la Brèche d’un pas vif en s’assurant que personne ne le remarque. Une fois dans la maison, il verrouille avec soin la porte afin d’être certain que personne ne viendra les déranger. Du temps seul avec sa femme, c’est tout ce qu’il demande après tout ce qui leur est arrivé.

dimanche 4 novembre 2018

Chapitre 11


Earon inspire profondément tout en posant sa tête contre le mur. Il ne la quitte pas des yeux. Il voit  maintenant plus clairement les ombres qui l’entourent. Ces ombres qui la retiennent dans des tourments sans fin. Ces marques indélébiles de ce qu’elle a vécu là-bas qui l’empêchent inlassablement de se relever. Il doit profiter de cette porte ouverte pour la guider vers la sortie. Il ne peut pas la laisser enfermée plus longtemps.

Il serre une dernière fois la mèche de cheveux dans sa poche avant de se lever. Il s’avance doucement vers Myrtille pour ne pas la brusquer.

« Viens avec moi. »
Dit-il d’une voix douce, tendant sa main vers elle.

Elle relève lentement la tête vers lui en clignant des yeux. Elle n’hésite qu’une seconde avant de poser sa main glacée dans la sienne. Il resserre avec tendresse ses doigts sur les siens et l’aide à se lever. Il ne lâche pas sa main, la guidant hors de la maison des gris à son rythme.
Dehors, la nuit disparait peu à peu. Le ciel prend une teinte légèrement pâle devant les premiers rayons de soleil. La Brèche est encore silencieuse. La fraicheur les enlace peu à peu pendant qu’ils se dirigent vers une maison un peu plus loin. Myrtille se colle contre lui, il lâche sa main pour passer son bras autour de ses épaules et lui permettre de nicher son visage au creux de son épaule.
Elle ne dit rien, le laissant la guider. Il ressent le contraste du calme de la Brèche et de la tempête qui fait rage dans son esprit. Il la connait trop bien. Il sait qu’elle tente de ne pas subir ses ombres qui ne la quittent pas. Elle doit vouloir lui montrer qu’elle ne souffre pas alors que c’est totalement faux. Il le sent à chaque pas qu’elle loupe, chaque frisson qui la parcoure, chaque inspiration douloureuse. Son esprit mène une guerre qu’elle ne gagne pas.

Il aurait voulu l’emmener à la grotte mabouz, là où leurs moments ont été les plus important. Là où leurs échanges et leurs discussions ont été les plus décisives dans leur histoire. Son état ne lui permet pourtant pas, il ne peut pas lui faire courir un tel risque. Il l’emmène donc dans une maison reculée de la Brèche qu’il sait inhabitée. C’est là-bas qu’il allait se réfugier lorsqu’il ne se sentait pas capable lui-même de sortir et de combattre un quelconque ennemi croisant sa route.
Il pousse la porte avec son épaule et la guide vers un canapé tout au fond de la pièce. Il la lâche quelques instants, légèrement à contre cœur, pour aller refermer la porte et vérifier qu’elle est bien vide aux étages. Avant de redescendre, il s’accorde quelques secondes pour se préparer mentalement à ce qui va suivre. Il lève les yeux vers le ciel, expire longuement et la rejoint.

Elle s’est assise au fond du canapé, les bras autour de ses jambes, le menton posé sur ses genoux. Elle fixe le sol, silencieuse. Dans son regard, il peut voir ses souvenirs qui l’assaillent avec toute leur violence. Il aurait aimé que ces images, ces souvenirs, soient des personnes physiques pour les combattre. Il aurait aimé les tailler en pièces devant ses yeux pour la libérer.

Seulement, ce n’est pas lui qui a les armes. Il n’a que son amour pour elle et il compte sur ça pour la soutenir. Il s’approche et vient poser ses mains sur les siennes en posant un genou à terre pour pouvoir la regarder en face. Il retire son masque et le pose sur le canapé pour qu’elle le voie vraiment. Un long frisson le parcoure lorsqu’il plonge son regard dans le sien.
Le monde qui les entoure n’existe plus. Il n’y a qu’eux. Elle est là, devant lui, entourée d’ombres et de blessures. Il sent son souffle faire voler quelques mèches de ses cheveux devant son visage. Il sent ses mains froides sous ses doigts. Il la sent frissonner chaque fois qu’une ombre passe devant elle. Il voit également ce regard. Cette expression qu’il connait si bien.
Déterminée. Elle ne se laisse pas abattre. Elle lutte de toutes ses forces pour rester debout et surtout pour leur montrer qu’elle ne faiblit pas. Elle subit ses tourments dans son coin. Elle tente bien de lui cacher mais il remarque que ça l’épuise de plus en plus. Il ferme les yeux quelques secondes pour reprendre pieds avec la réalité et surtout pour prier mentalement tout ce qu’il connait.
C’est maintenant ou jamais. Ce sera sa décision.

« Myrtille… Je sais que tu as du faire un effort pour nous raconter ce qu’il s’est passé après ta disparition.
Elle le fixe, semblant attendre une condamnation de sa part. Fronçant un sourcil, il secoue doucement la tête avant d’ajouter :
- Ce qu’il s’est passé ne change rien. Je sais pourtant que tu n’as pas tout dit.
Elle remonte légèrement les épaules pour se recroqueviller un peu plus. Il serre doucement ses mains pour lui montrer son soutien. Il inspire profondément.
- Je te vois te replier sur toi-même et ne plus parler. Tu n’es plus cette femme qui doit avancer seule, Ni’Luna. Il faut que tu te libère de ces ombres en mettant des mots dessus.
- J’ai raconté…
Il secoue doucement la tête à nouveau. Elle ferme les yeux quelques secondes en expirant longuement.
- Tu as énoncé des faits. Les faits ne sont pas tes seules ombres, il y a bien plus que ça.
Elle rouvre les yeux, le regard toujours sombre mais ne dit rien.
- Tu peux tout me dire, si bien sûr, je suis le genre de personne à qui tu confierais tes maux... 

Ses paroles lui avaient échappé. La pointe de jalousie qu’il avait ressenti un peu plus tôt envers Sengal était revenue aussi rapidement qu’il ne tirait ses flèches. Il la sent tressaillir sous ses mots. Il baisse légèrement la tête devant son regard étonné.

- Sombre idiot…
Il relève la tête en levant les sourcils. Elle le regarde toujours. Son cœur s’emballe lorsqu’il y lit tout l’amour qu’elle ressent pour lui. Elle retourne ses mains pour nouer ses doigts aux siens.
- Je ne…
Elle expire profondément avant de se forcer à continuer. Il lui laisse le temps de trouver ses mots. Comme les première fois où elle s’était livrée à lui.
- Je ne parviens pas à te dire tout ce que je ressens. C’est beaucoup trop difficile pour moi d’envisager que tu puisses me voir différemment à cause de tout ça. C’est beaucoup trop dur d’être… faible devant toi. Je suis ton apprentie, je ne peux pas te décevoir…

Earon esquisse un léger sourire en secouant la tête. Il retrouve bien là les excuses qu’elle s’est toujours donné. Il connait ce refrain par cœur.
- Tu n’es plus une apprentie. Tu es une Grise. Tu as fait un serment, le jour du rituel où tu as rejoint le clan, tu t’en souviens ?
Myrtille frissonne et hoche la tête. Il poursuit :
- Tu ne peux pas te laisser enfermer dans tes souvenirs en espérant les combattre seule. Pas quand tu sais que tu peux compter sur moi… sur tes frères également.
Il grimace légèrement. Elle le remarque et sourit doucement l’espace de quelques secondes.
- Je ne veux pas te faire souffrir avec ce que je pourrais dire.
Voilà, il touche au but. La dernière excuse stupide.
- Tu préfères donc morfler en silence et me voir souffrir de te laisser t’effondrer seule dans ton coin.
Elle affiche une moue et se mord la lèvre. Elle est coincée. Elle secoue lentement la tête. Elle ouvre la bouche puis la referme.
- J’ai…. Je…
Elle ferme les yeux à nouveau, serrant furtivement des mains dans un frisson. Il inspire profondément et se décide à faire le premier pas.

- Tu es hantée par la culpabilité, elle n'est cependant à mon sens qu'une illusion. Je connais bien ça...

Il baisse son regard semblant regarder leurs mains mais il n'en est rien, il ne voit que des images du passé. Il expire un grand coup et relève les yeux vers elle, son regard est différent, il a le regard d'un homme prêt à affronter une de ses peurs, déterminé. Elle incline imperceptiblement la tête pour l’encourager.

- Des lunes et des lunes se sont succédé depuis l'époque dont je vais te parler. A ce moment, je n'habitais pas la maison des Gris bien que ses portes m'étaient toujours ouvertes. Pour tout te dire, je n'avais des Gris que ce collier, cette boucle d'oreille, ma proximité avec les Ombres et un rang. Un rang spécial.
Earon sourit légèrement, ce n'était pas une mauvaise période de sa vie.
- J'étais le bras droit de mon Capitaine, enfin... du Capitaine de l'époque, le Ronin, Mushu, puisse la paix être sur lui où qu'il soit à présent.
Il incline la tête comme pour adresser une prière. Puis regarde à nouveau Myrtille. Elle se concentre sur ses paroles, quelques ombres rapides balaient son regard mais elle ne tremble plus.
- A cette époque il y avait un groupe très étrange qui faisait parler de lui. Des individus qui nous ressemblaient un peu, dirigés par un homme qu'on appelait le Murmure. To'Nameni Mushu avait besoin de l'un de ses meilleurs espions pour s'infiltrer dans son groupe ô combien fermé, et ô combien méfiant. Les rôdeurs murmurants. Il m'a choisi.
Il montre l'insigne Nashen sur son épaulette.
- J'ai dû me défaire de ça dans le cadre de ma mission. Et aussi de ça.
Il tapote la plupart de son équipement, puis pose un regard sur son masque posé sur le canapé. Myrtille suit son regard et, devinant la suite, serre avec douceur ses mains.
- J'ai également dû me défaire de mon masque et même... de mon nom. De mon rang de bras-droit également. Je n'étais plus rien. Je me suis planqué quelques jours dans la grotte Mabouz, attendant les instructions de To'Nameni Mushu. Il est arrivé un soir, et il m'a briefé. Il m'a également donné ce rang spécial dont je te parlais plus tôt : Sombre-Turne. En gros, neutre Gris.
Elle sourit doucement. Il laisse passer l’idée qu’il aurait aimé savoir ce qu’elle pense et se concentre sur son récit.
- La mission était de me trouver un nouveau nom et de me rendre aux Pâtis afin de m'y installer. Il y avait là-bas un ancien ami à moi qui avait rendu son insigne afin d'y trouver une forme de paix. C'était mon contact. Lui seul était au courant de mon identité et il était tenu au secret. Le lendemain j'ai marché vers les Pâtis, et j'ai mis sur mon visage le premier masque que j'ai pu trouver, c'était un masque de mouche je sais pas si tu vois de quoi je parle. Enfin, lorsque je suis arrivé là-bas, le soleil était en train de se coucher. J'ai trouvé mon contact au Last Rock, To'Eni Naevahn, un de mes anciens aspirants.

Le regard d'Earon se perd un instant puis, en un geste rapide, il regarde derrière lui, avant de regarder le sol. Il se ressaisit et tourne à nouveau son regard vers elle. Son sourcil gauche légèrement froncé indique que son geste n’est pas passé inaperçu.
- Il m'a présenté à certains habitants présents ce soir-là, et ne sachant pas comment me nommer en leur présence, il m'appela Sat. J'avais mon nouveau nom. To'Nameni Mushu m'a rendu une visite quelques lunes plus tard et m'a donné des noms. Des gens dont je devais me rapprocher pour infiltrer les rôdeurs murmurants.

Il marque une pause puis reprend. Elle ne bouge pas, le laissant partager son souvenir. Il sent pourtant sur lui son regard qui le soutient et ses mains qui ne le lâchent pas. Un pied dans la réalité, un autre dans sa mémoire, il continue :

- Les jours passaient, je cachais des rapports sous une pierre non loin de la Brèche pour tenir mon clan informé de tout ce à quoi j'assistais en dehors des murs. Je me faisais des amis, aux Pâtis, des amis proches, même au sein de la communauté d'imp... d'inchangés, qui habitaient là-bas. To'Eni Naevahn et moi-même tenions le Last Rock, Naevahn s'occupait des clients, et moi, de l'ordre. C'est moi qu'on appelait quand un habitant de la ville avait des problèmes avec un membre de faction. J'ai même tiré sur des Nashen, souvent.
Je me suis rapproché de mes cibles, et j'ai gagné leur confiance. Mes prouesses au combat n'étant pas passées inaperçues, on m'a proposé de rejoindre les Lames Sanglantes, une sorte de groupe de guerriers rattaché au clan des Rôdeurs murmurants. J'ai refusé, insistant sur le fait que je voulais rejoindre les Rôdeurs. Telle était ma mission. Et je l'ai réussi. Ils m'ont offert un de leur foulard, et un corbeau apprivoisé pour que l'on s'échange des messages.
Je m'étais trop attaché à ce peuple des Pâtis, c'était comme ça qu'il s'appelait, Le "Peuple des Pâtis", une tentative vaine de former une faction prêchant la paix. Il n'y a pas de paix en ce monde.

Il secoue la tête, il aimerait s'arrêter là, mais il doit continuer pour elle.

- Cependant plus les jours passaient, plus le Peuple des Pâtis prenait de la place et ça n'était pas au goût des Fondateurs. Ils ont commencé à attaquer les Pâtis, faisant de nombreux blessés. J'ai alors commencé à former des gens au combat. Il fallait se battre pour la paix.
Je suis passé en fin d'après-midi pour déposer mon rapport, lorsque la brèche a été attaquée par deux des meilleurs guerriers fondateurs. J'aurai dû m'éloigner et rester en dehors de ça mais... Enfin, la brèche est ma maison. Après un combat des plus excitants, j'ai triomphé d'eux. J'ai bien failli y rester et, pour avoir à nouveau un tel combat un jour, je leur ai laissé la vie sauve.

Il soupire et poursuit :
- Un soir nous avons repoussé une attaque avec tellement de succès que le Peuple des Pâtis a estimé que le timing serait parfait pour une contre-attaque. Tous ceux en état pour combattre ont pris le chemin du Compas.

Son visage s'assombrit. Myrtille tressaille, une nouvelle ombre passe dans son regard. Celle-ci, il la connait, l’inquiétude. Il continue cependant, il le faut, pour eux.

- Nous étions une vingtaine, clairement en surnombre. Et pourtant, les Fondateur ont bénéficié de... renforts inattendus. Certains de mes amis sont entrés par les égouts. Un hochement de tête complice est la dernière chose que j'ai partagée avec eux. Ma place n'était pas à l'intérieur mais à l'extérieur pour affronter l'élite de l'armée fondatrice qui protégeait la porte principale.
Son visage devient encore plus sombre.

- La bataille faisait rage. Je suis tombé au cœur de la mêlée sur les deux fondateurs que j'avais laissé en vie la fois d'avant, devant la brèche. Ils décimaient nos rangs comme je décimais les leurs. Lorsqu'ils m'ont aperçu, ils se sont rués sur moi. Mes amis ont triomphé du reste pendant que je les affrontais, mais cette fois ils étaient trois. Je me suis retrouvé au sol derrière un de ces gros morceaux de métal qu'ils ont devant chez eux, criblé de flèches. Pendant la bataille j'ai vu quelques-uns de mes amis entrer par la porte, nous avions pris la porte, nous allions gagner...

Il ferme les yeux. Elle expire longuement, comme si elle avait retenu sa respiration depuis quelques secondes.
- Je n'ai plus revu aucun des amis qui sont passés par les égouts, ou par la porte. Je finissais ma route ici, gisant dans mon sang devant le combat. Au moins j'avais une mort de guerrier.

Il secoue la tête et se mord la lèvre du bas.
- "Ils sont entrés !" a dit l'un de mes adversaires au-dessus de moi. "Allez-y, je vous rejoindrai après m'être occupée de celui-là." a répondu la femme que j'avais épargnée. Ils sont partis. "Allez, lève-toi. Tu ne vas pas mourir ici, fais vite !" m'a-t-elle dit en me portant par l'épaule. Elle m'a menée jusqu'à chez le toubib pas loin du Compas. Tu sais... "Une vie pour une vie".

Il marque un long silence. Elle hoche à peine la tête, emportée dans son récit.
- Lorsque j'étais à peine capable de marcher je me suis tiré de ce trou à rat sordide et j'ai cherché mes amis. J'ai appris plus tard que mon ami et frère, Naevahn, s'était suicidé dans les cages du Compas. Et que bon nombre des autres avaient étés tués par un certain Frapad. Ceux qui avaient survécu ont attendu qu'ils jettent les corps en pâture aux molosses pour récupérer les dépouilles et leur rendre un dernier hommage. Je n'ai assisté à aucune des funérailles. C'était... impossible. On ne pouvait pas échouer.

Il regarde à nouveau derrière lui, puis repose son regard sur Myrtille en souriant. Elle l’observe, penchant légèrement la tête.
- J'ai alors décidé de revenir ici, à la Brèche. A mon retour, mon Capitaine n'était plus là. Je n'avais plus rien. Plus aucune famille, plus aucune maison. Plus personne à la Brèche pour me faire revenir. Alors j'ai erré, longtemps, accompagné par les fantômes de mes amis morts à qui je parlais toutes les nuits. J'aurai... j'aurai voulu mourir là-bas, et je l'ai longtemps pensé.

Myrtille frissonne. Elle serre ses mains quelques secondes puis les relâche. Le laissant terminer son récit.
- Plus tard j'ai récupéré mes affaires planquées à la grotte, et je suis revenu devant la porte. Un homme du nom de Sengal m'a abordé. Je lui ai dit que je cherchais le Capitaine des Gris, il m'a parlé d'un certain Alpharius. Je lui ai dit : "Non, je cherche Mushu le Ronin.".
De type méfiant et distant, Sengal s'est transformé d'un coup en frère accueillant et sympatique. Il m'a fait entrer. Les Fondateurs ont alors attaqué la Brèche et... Sengal et moi, à nous seuls, nous leur avons foutu une branlée inoubliable.
J'étais à nouveau Earon et je venais de rencontrer mon Ombre Jumelle. Les fantômes étaient toujours là cela dit... et comme je n'en ai parlé à personne, ça a fini par s'aggraver. Jusqu'au soir où Elle est arrivée.

Il a fait d’énormes efforts pour mettre des mots sur ce qu’il a vécu. Il s’en souvient encore comme si c’était la veille. Chaque moment, chaque discussion… Et leur fantôme.
Il souhaite qu’elle comprenne qu’il connait les fantômes. Il doit passer par là pour lui montrer qu’elle aussi peut le faire. Il ne s’était jamais autant livré auparavant, même s’il n’en avait pas dit beaucoup, c’était difficile pour lui. Il l’observe en espérant que ses paroles ont eu l’effet escompté quand il remarque cette ombre qui habite son regard.

Elle fixe un point derrière lui, l’air effrayée. Il avait délibérément choisi la fin de son histoire pour invoquer cette ombre. Il peut maintenant l’aider à la combattre. Il espère que le processus ne sera pas trop pénible. La peur et la douleur s’inscrivent sur son visage. Elle respire de plus en plus difficilement, ses doigts sont de plus en plus crispés. Quelque chose l’empêche de rester lucide. Il caresse ses mains avec ses pouces pour tenter de provoquer un retour à la réalité.
- Myrtille ?
Elle cligne des yeux. Son regard passe sur lui quelques secondes avant d’être de nouveau happé par quelque chose derrière lui. Il jette un coup d’œil, curieux, mais la pièce est vide. Elle voit son propre fantôme.
- Myrtille, dis-moi ce que tu vois. Dis-le à voix haute.
Elle secoue la tête, semblant lutter contre cette vision qui s’approche de plus en plus.
- Nomme ce que tu vois. Décris le moi.
Elle lâche brusquement ses mains et tente de reculer un peu plus sur le canapé pour se mettre hors de portée. Il grogne doucement, se relève et s’assoit près d’elle pour la serrer contre lui. Elle se débat, essayant de lui faire lâcher son étreinte mais il tient bon.
- Myrtille ! Il ne te fera rien. Je suis là. Dis-moi ce que tu vois !
- D… Dampen… Il… est toujours là. Je ne peux pas… Laisse-moi !
Il resserre légèrement son étreinte en prenant garde à ne pas lui faire mal. Elle se débat toujours, tentant de le frapper. Il évite les coups en direction de son visage mais encaisse volontiers ceux qu’elle donne sur son torse.
- Laisse-moi… Je l’ai tué… J’ai tué mon frère… mon ami… Je ne mérite pas…
Elle prononce ces mots entre chaque coup qu’elle tente de lui mettre. Il grogne imperceptiblement, serrant les dents mais ne la lâche pas.
- Décris le moi. Est-ce qu’il te menace ? Est-ce qu’il t’en veut ?
Elle arrête son poing à quelques centimètres de lui et tourne très lentement la tête vers la droite pour regarder dans le vide.
- Il… me regarde. Il ne m’en veut pas… je crois. Il… il a toujours son air bienveillant… Mais… Mais son cou… Les marques de mes mains… Il saigne… Mes mains ont… J’ai…
Myrtille éclate en sanglots.
- Je suis désolée… ! Je n’ai pas pu… Je suis désolée…
Earon ferme les yeux et se replace correctement pour la serrer contre lui. Il supporte très mal la situation mais il fait de son mieux pour la soutenir.
- Il ne t’en veut pas Ni’Luna. Il savait que c’était nécessaire. Tu le sais aussi. Tu lui as permis de mourir en nashen par la main d’une Grise. Il a fait son devoir. Il n’a pas donné d’informations.  Tu as sauvé son âme…
Ses sanglots se calment au fil de ses paroles. Elle relève doucement la tête du creux de ses bras pour regarder dans la pièce. Elle cligne des yeux avant de se redresser.
- Il n’est plus là… »
Earon hoche la tête, le cœur lourd. Il sait que ce n’est que la première étape vers sa guérison. Il compte bien être là jusqu’au bout.

Il prend sa main gauche dans la sienne. Ses doigts sont moins glacés. De l’autre main, il prend une mèche de ses cheveux qui couvre ses yeux et la fait rouler entre ses doigts avant de la replacer derrière son oreille. Il ne quitte plus son regard. Les ombres semblent moins violentes. Il est prêt à les découvrir, celles-ci aussi, pour les faire disparaitre.

Elle se relèvera comme elle le fait toujours. Peu importe le temps qu’il lui faudra.

Chapitre 10


Une fois à l’intérieur, les regards se tournent vers elle rapidement mais son arrivée ne coupe aucune discussion. Elle ne se sent plus faible, elle a toujours réussie à se débrouiller, ce bras ne sera qu’un court frein à sa participation à la vie Nashen. Elle s’est toujours remise de ses blessures, il lui faut juste faire preuve de patience.
Le capitaine se lève et lui fait signe de monter. Ce simple geste fait tomber le silence dans la pièce. Elle se fige quelques secondes, le regard attiré par le fantôme de son ami dans l’escalier. Il la regarde toujours avec un air bienveillant alors que du sang coule de ses plaies au niveau de son cou. Elle avale sa salive et tente de faire abstraction de cette image avant de hocher la tête et de monter à sa suite. Dans son dos, les discussions reprennent plus faiblement. Elle sait qu’ils aimeraient tous entendre ce qu’elle garde pour elle depuis son retour. Elle fait un effort monumental pour ne pas regarder en direction d’Earon.
Elle ne veut pas voir ni deviner sa réaction et ce qu’il peut ressentir. Elle aurait dû prendre le temps de lui en parler, elle le sait. Ça lui était impossible, la simple idée que son regard change après ses révélations lui est extrêmement douloureuse.

Elle entre donc dans le bureau du capitaine légèrement paniquée vis-à-vis de ce qu’elle va devoir avouer. Elle s’assoit en face de lui sur un tapis élimé, mais néanmoins moelleux, retire son masque afin de parler sans voile.

« Tu le tortureras de tes mains. C’est ton seul moyen de contrôler la date de sa mort, après tout. 
- Je ne peux pas…
- Tu préfères le voir mourir ?
- Ça ira, Nam’sa, ne t’inquiète pas. Je ne t’en veux pas… »

Elle secoue la tête, sa gorge se serre. Elle le revoit devant elle, faible et blessé, ses mèches blondes couvrent son visage. Elle se souvient encore des blessures et de ses actes infâmes. Elle serre les poings sur ses genoux pour rester claire dans ses propos et ne pas se laisser avaler par son souvenir.

« Je ne peux pas te faire ça.
- Je ne peux pas te voir souffrir pour moi. Nam’Sa, fais-le, fais le pour moi. Ça ira.
Il serre ses mains sur ses chaines, le bruit résonne dans ses oreilles.
- Pou…Pourquoi tu es là ? Comment as-tu pu te laisser attraper ?
- Je te cherchais.
- Sombre Idiot. Tu te rends compte que tu vas mourir ?
- Oui.
Elle relève la tête, elle voudrait crier, se débattre comme une furie quitte à mourir étranglée par la corde mais elle ne peut pas. Elle ne les laissera pas le toucher. Ses ongles rentrent dans la terre, une sueur froide coule le long de son échine.
- Pardonne-moi.
- Je te pardonne Nam’sa. Ça ira… »

Alpharius, le capitaine, fixe la fenêtre, songeur. Il tourne lentement la tête vers elle lorsqu’il remarque qu’elle ne dit plus rien.

« Continue. » Myrtille hoche la tête, elle serre son insigne d’un geste et replonge dans ses souvenirs.

Ses cris résonnent encore dans ses oreilles bien qu’il soit étendu au sol, incapable de bouger. Elle vient de lui briser les jambes, souffrant en même temps que lui. Elle avait passé énormément de temps à l’entrainer pour qu’il ait l’autorisation de rejoindre les Gris. Elle lui avait longuement parlé de ce qu’elle savait et il était devenu un ami proche. Elle ne supportait pas de devoir lui infliger une douleur pareille. Son bourreau connaissait ses talents en soins et en torture et s’en servait contre eux.
Et elle le torturait de ses mains jours après jours. Elle souffrait en même temps que lui, et ses cris emplissaient sa tête chaque secondes. Jusqu’au jour ou Dampen la supplia d’en finir.
N’ayant pas d’armes, elle fut contrainte de planter ses ongles dans sa gorge, là où elle savait que rien ne pourrait le soigner. Ils ne purent pas la faire reculer, elle était devenue un bloc, crispée sur sa gorge jusqu’à ce qu’il ne respire plus. Son regard ouvert, fixant Myrtille dans les yeux à jamais.

Le silence pesant rend la pièce froide. Le Capitaine la fixe puis fini par hocher la tête.

« Ils paieront pour avoir tué un frère.
- Mais je…
Alpharius lève une main.
- Non, Myrtille, tu n’es pas coupable. Ils paieront. 
Elle incline la tête. Le poids se fait moins lourd mais toujours présent sur ses épaules. Avant de quitter la pièce, le capitaine se retourne :
- Tu raconteras ceci aux Gris avant que nous allions dormir. Et ensuite tu n’en parleras à personne. Ils l’on tué sous tes yeux, c’est ce que tu diras au prochain Conseil. »

Elle hoche la tête. Ils descendent pour s’installer à table, le silence tombe à nouveau auquel le capitaine répond un vague : pas maintenant. Les discussions reprennent alors et Myrtille expire longuement.

Le repas est terminé depuis une petite heure déjà. Aucun Gris n’est monté dans sa chambre pour se reposer. Ils se doutent tous un peu qu’ils doivent rester présents et trouvent des occupations diverses dans la pièce.
Haze et Hibou taillent leurs armes dans le coin droit de la pièce, assis au fond. Ils échangent de temps à autre quelques mots. Sengal s’est installé contre le mur de gauche, son carnet noir sur ses genoux, concentré sur l’écriture d’un texte. Zeven est debout entre lui et Fin installé à l’atelier. Il taille quelques pointes de flèches sous le regard de son frère qui lui explique le maniement des outils. Steven ne cesse de passer d’un groupe à l’autre pour tenter de discuter sans vraiment s’intéresser aux réponses de ses frères. Alpharius est assis sur son fauteuil et feuillette un petit carnet silencieusement. Myrtille est restée assise à la table au milieu de la pièce. Elle se frotte la jambe droite avec la main dans un geste machinal, le regard dans le vague.
Earon est assis au sol sous l’escalier. Il ne dit rien et ne fait rien. Il observe simplement ses frères et la pièce sans parvenir à garder son regard sur quoi que ce soit.

Il évite surtout de la regarder. Il sait qu’elle est sous pression. Elle a déjà fui un peu plus tôt la maison, ne supportant plus leurs coups d’œil. Elle restait là sans vraiment répondre, l’air enfermée dans un monde qu’ils ne parvenaient pas à atteindre. Elle a fini par se lever et quitter la maison sans explications. Il n’a pas tenté de la retenir, ni de la suivre.
Il ne voulait pas, de nouveau, ressentir cette frustration devant sa fuite. Il la comprenait et en même temps il aurait préféré qu’elle n’agisse pas ainsi. Pendant son retour à la Brèche, il avait deviné que ces ombres l’avaient changée. Qu’elle ne parvenait plus à se retrouver et qu’il lui faudrait du temps. Il avait pris la décision de lui laisser le bénéfice du doute.

Lorsqu’elle est montée avec le capitaine, il a remarqué sa réaction. Elle avait fixé le vide en tressaillant comme si elle y voyait quelque chose d’invisible. Il l’a vue se décaler sur l’escalier pour ne pas toucher quelque chose et le poing qu’elle a serré.

Alpharius referme son carnet et se redresse dans son fauteuil. Le silence s’installe peu à peu. Sengal termine d’écrire, il referme également son carnet et se lève pour aller prendre une chaise à côté de Myrtille. Celle-ci se masse la nuque nerveusement. Il incline doucement la tête pour l’encourager en silence. Fronçant légèrement un sourcil sous son masque, Earon ne dit rien et baisse le regard vers le sol. Myrtille commence alors son récit.

« Je sais que, pour vous, revivre ces moments ne sera pas forcément facile. Je dois cependant essayer de commencer par le début pour … Pour parler plus facilement du reste… Je vais faire mon possible pour ne pas entrer dans les détails lorsqu’il n’y en aura pas besoin…
Earon ferme les yeux et plonge ses mains dans ses poches. Il attrape la mèche de cheveux qu’il garde encore pour tenter de se contrôler. Il n’a pas besoin de la voir pour entendre sa nervosité et la tension qui vibrent dans sa voix.
» J’étais là-haut lorsqu’ils sont entrés. Je n’avais pas d’arme à disposition, seulement mon couteau. J’ai… fais de mon mieux pour en éliminer le plus possible et…
« Rester en vie. » Termine Earon dans sa tête.
» Mais je n’ai pas réussi à tous les combattre. J’ai éch…
- Hmm.
L’interrompt Zeven. Il secoue vaguement une main pour l’inciter à continuer lorsque tous les regards se sont tournés vers lui. Il croise ses bras et s’appuie le dos contre le mur. Myrtille avale sa salive et reprend son récit. Earon referme les yeux.
- J’ai été déplacée de bâtiments en bâtiments. Ils parvenaient à savoir les premiers jours lorsque les nashen allaient fouiller le lieu où nous étions. Un jour, ils n’ont plus obtenus d’informations et ça les a rendus nerveux.
Earon penche très légèrement la tête sur le côté. Il se félicite encore d’avoir ramené le traitre dans la cage.
» Ils me déplaçaient plus souvent et ne me blessaient plus pour que mon état leur permette de mieux me transporter.
Earon se redresse le long du mur, une pression au niveau de son cœur l’empêche de garder les yeux fermés. Il observe Myrtille. Elle remonte ses gants sur ses cicatrices encore et encore le temps de trouver ses mots. Elle occulte une partie douloureuse de son récit. Il referme ses yeux, serrant un peu plus le poing dans sa poche.
» Je ne sais pas combien de temps cela a duré. J’ai finalement été emmenée dans la cage du Compas. J’ai été… torturée et affamée par le limier. Il était le seul à venir et il n’autorisait personne d’autre à approcher la cage. Je ne parlais à personne, je ne voyais que lui et je faisais de mon mieux pour ne pas… P… pour tenir.
Elle prend une grande inspiration. Le silence est tendu dans la pièce.
» Voyant que je ne lâchais rien, le limier est un jour entré dans la cage avec un nashen capturé…
Elle n’ajoute rien pendant de longues secondes. Ouvrant les yeux, il la voit fixer un coin vide de la pièce devant l’escalier. Elle se lève brusquement puis se rassoit, frottant ses mains sur ses cuisses en inspirant et expirant profondément.
« Non, Ni’Luna, ne t’enfuis pas. Va jusqu’au bout. » Pense Earon.
- Continue, To’Nam’Sa. Il le faut.
Lui intime Sengal d’une voix douce. Elle pose son regard sur lui et hoche la tête, semblant le remercier de ce soutient. Earon réfrène de son mieux la très légère pointe de jalousie qui tente de s’insinuer dans son esprit.
- Le limier m’a alors obligé à torturer ce nashen que je connaissais très bien. Ils ne le soignaient jamais. Les jours passaient et il me forçait à lui infliger des blessures de plus en plus douloureuses. Il savait que j’en étais capable. Il m’avait assuré qu’il ne le tuerait pas si je le torturais et je ne sais pas vraiment pourquoi mais je m’accrochais à cette idée… Au début. Je cherchais toujours un moyen de nous sortir de là mais ma condition ne le permettait pas… Son état s’aggravait, il avait attrapé une infection qui le faisait de plus en plus délirer. Il n’aurait pas pu supporter plus de ce traitement, il aurait fini par parler… Il était parvenu à ne rien dire, il se focalisait toujours sur mon regard… Je ne parvenais plus à le regarder… J… J’ai dû mettre fin à tout cela. J’ai fini par craquer et par lui ôter la vie de mes propres mains.
Elle expire longuement après sa tirade qu’elle a énoncé d’une seule traite avant de la ponctuer par :
» C’est le soir où j’ai tué Dampen que j’ai entendu Earon de l’autre côté du mur… »

Un léger craquement se fait entendre. Earon rouvre les yeux. Myrtille lâche le morceau de bois qu’elle vient d’arracher de sa chaise en la serrant de toutes ses forces. Elle garde la tête baissée et n’ajoute rien de plus. Sengal se redresse dans sa chaise. Fin ne lève pas les yeux de l’atelier. Zeven regarde le plafond. Steven ne bouge plus, il regarde ses frères un à un. Haze et Hibou se regardent puis baissent les yeux sur leurs armes. Alpharius se lève de son fauteuil lentement.

« Nous informerons le conseil que Dampen a été tué par les Fondateurs quelques jours avant notre arrivée. Myrtille ne parlera plus de ces évènements. Elle n’aura pas besoin de donner sa version. Ils paieront pour leurs actes. »

Il n’attend pas que les Gris lui montrent qu’ils ont compris son ordre. Il monte directement dans sa chambre après avoir simplement incliné la tête vers eux. Earon observe sans bouger les autres qui l’imitent un à un en silence. Ils ne se permettent de chuchoter que lorsqu’ils sont à l’étage. Myrtille n’a pas bougé de sa chaise. Elle reste figée, le regard dirigé vers le sol.