« Tu le tortureras de tes mains. C’est ton seul moyen de contrôler
la date de sa mort, après tout.
- Je ne peux pas…
- Tu préfères le voir mourir ?
- Ça ira, Nam’sa, ne t’inquiète pas. Je ne t’en veux pas… »
Elle avait tenu le coup. Myrtille avait supporté chaque moment où ils
la trainaient de bâtiment en bâtiment pour éviter que ses frères la retrouvent.
Elle avait tenu bon, autant physiquement que mentalement pendant qu’ils
essayaient de la briser. Elle avait placé sa douleur dans un coin de son esprit
et parvenait la plupart du temps à rester totalement neutre et froide pendant
leurs interrogatoires.
Ils la soignaient à chaque fois. C’était un avantage sur lequel elle
s’appuyait. Ils souhaitaient la garder en vie. Plus elle tiendrait longtemps,
plus les nashen pourraient la retrouver. Elle serrait les dents sous les divers
coups et devant la faim qu’ils lui imposaient. Ils ne la nourrissaient que
lorsqu’elle ne parvenait plus à rester éveillée assez longtemps à leur goût.
Cela ne la faisait toujours pas flancher.
Elle se concentrait sur l’idée qu’elle pourrait un jour leur faire en
retour tout ce qu’ils lui infligeaient. Elle savait pertinemment qu’Earon
serait volontaire pour l’aider dans cette tâche.
Lorsque Myrtille est arrivée dans la cage au Compas, le limier fût le
seul autorisé à s’occuper d’elle. Il refusait à quiconque de s’approcher d’elle
et de lui parler. Il la laissait plusieurs jours seule. Au début, cela ne la
dérangeait pas. Elle s’accommodait de cette solitude. La simple présence du
limier la dérangeait. Elle lui répondait de plus en plus froidement, provoquant
parfois énormément son bourreau. Il ne craquait pas toujours. Il ne la touchait
jamais, sauf de la pointe de ses outils de torture. Elle prenait très rarement
des coups.
Elle ne voyait personne à part lui et elle ne savait jamais quand il
allait venir. De nuit comme de jour, il prenait soin de ne pas être régulier
dans ses visites. Elle ne subissait que de la douleur lorsqu’il venait lui
parler. Elle ne mangeait que quand il le décidait et ne buvait que l’eau de la
pluie.
Un jour, tout avait basculé. Myrtille somnolait à moitié lorsqu’il
était entré avec quelques hommes qui portaient le corps d’un nashen. Ils
l’avaient laissé tomber lourdement sur le sol non loin d’elle.
« Tu le tortureras de tes mains. C’est ton seul moyen de contrôler
la date de sa mort, après tout. »
Elle n’avait plus été seule. Elle avait passé ses jours auprès de son
ami qu’elle torturait lorsque le limier venait les voir. Ils ne le soignaient
jamais. Ils avaient su tous les deux qu’il finirait par en mourir.
Ils savaient tous les deux qu’elle finirait par le tuer…
Myrtille secoue la tête, elle
manque d’air tout à coup, sa poitrine est comprimée, son cœur s’emballe et sa
vision devient floue. Elle tousse, tente de se mettre à quatre pattes pour
trouver de l’air près du sol mais son bras gauche en attèle l’empêche de tenir.
Elle s’écrase au sol et l’air s’échappe encore plus de ses poumons. Le monde
tourne autour d’elle, la panique l’enveloppe dans un linceul trop serré. Les
souvenirs l’étouffent, repassant en boucle dans sa tête. Son regard, sa voix,
ses cris…
Zeven passe son bras sous son
épaule et la soutient hors du temple en silence. La présence de son frère fait
fuir ses souvenirs comme un tas d’herbe sèche soufflé par le vent. Une fois
devant le feu il l’aide à s’assoir, restant debout près d’elle. Elle retire son
masque, tousse, secoue la tête, respire de plus en plus calmement. Sa vision se
fait plus nette, elle remercie son frère de clan d’un hochement de tête. Il
soulève légèrement son masque, sort un paquet de malbaray de sa poche pour s’allumer
une cigarette.
Il fume en silence, le feu de
camp crépite dans la nuit. Myrtille entoure ses genoux avec ses bras et observe
le jeu de lumière des flammes devant elle en silence. Une fois la cigarette
terminée, il sort une gourde et lui tends. Elle l’ouvre et avale le ragout
chaud d’une traite.
« C’était un peu tôt pour
une méditation. Tu es debout depuis hier seulement. Soit moins dure avec ton
corps et surtout avec ton esprit.
- Je voulais me purifier. Je le
devais.
- Et bien c’est fait, vu comment
ton corps a réagi, tu es purifiée. Je suis arrivé à temps.
- Merci frère. Je ferais
attention, c’est promis.
Zeven regarde les étoiles et
incline la tête. Il reste toujours dans son rôle d’érudit, la traitant comme
une apprentie bien qu’elle soit Grise depuis plusieurs mois déjà.
- Sengal m’a dit qu’il souhaitait
voir l’avancée de tes soins.
- Est-il levé ? »
Zeven hoche la tête et prend son
arc. Il prie pour la saluer, énonçant l’habituel discours utilisé entre
eux : Que les Ombres te gardent. Elle lui souhaite une bonne chasse en
replaçant son masque pour dissimuler son envie avant de se diriger vers la
Maison des Gris Forestiers.
Sengal est assis à gauche de la
porte d’entrée, dos au mur, son carnet noir sur les genoux, un encrier au sol
et une petite plume entre les doigts. Elle referme doucement la porte, il lève
les yeux vers elle un instant, la salue et reprend son écriture. Elle s’assoit
mollement sur une chaise tout en posant son masque sur la table.
Myrtille le laisse terminer son
travail, elle regarde le meuble échoué au sol et se dit que c’est une bonne
occasion pour virer ces objets hideux de la maison. Elle évoque l’idée à voix
haute et c’est Steven qui lui répond dans les escaliers.
« Dès que tout le monde est
levé on le vire. Je n’ai pas envie de réveiller le capitaine en ce moment,
crois-moi.
Il descend les dernières marches
et s’assoit à côté d’elle.
- Pourquoi ? C’est encore
les soucis avec la Garde ?
Il secoue la tête, choppe une
pomme et croque dedans avant de répondre.
- Non, ch’est l’autre nashen dichparu
qui tourmente nos concheils qui le rend nerveux.
Il avale son morceau de pomme
avant de continuer en brandissant le fruit vers elle.
- Tu sais, le nashen qui voulait
nous rejoindre. Celui avec qui tu avais commencé à passer du temps pour lui
apprendre à se battre. Il a disparu après toi, depuis on a aucune nouvelle,
même les fondateurs n’osent pas en parler. Je te jure, on a eu beau les
torturer et tout hein…
- D…Dampen ?
Myrtille blêmit tout à coup.
Sengal se lève pour ranger son matériel et la regarde, interrogatif.
- Tu saurais quelque chose ?
- Non.
Elle répond vivement et resserre
nerveusement sa queue de cheval, ce qui n’échappe pas aux regards de ses
frères. Elle se sent prise au piège, la panique est au bord de ses lèvres, une
sueur froide descend le long de sa nuque. Elle frotte vigoureusement ses mains
devenues moites sur ses genoux. Ce mouvement provoque une vive douleur dans son
bras gauche qui la fait légèrement grimacer.
- Myrtille ? Ça va ?
Elle sursaute et se retourne.
Earon est sur le pallier, il fronce les sourcils puis enfile son masque. Devant
lui elle se retrouve sans carapace, il lit en elle comme un livre ouvert. Elle
tente de changer de sujet.
- Oui, je suis sortie en fin de
journée. Sengal, tu souhaitais jeter un œil à mon bras ?
Un silence tombe dans la pièce.
Personne n’est dupe et elle le sait. Elle secoue la tête doucement et utilise
sa seule parade disponible bien qu’elle sache que cela les blessera. Tous sans
exception.
- Je n’en parlerais qu’au
Capitaine.
Earon soupire, se passe la main
dans les cheveux et tourne la poignée de la porte d’entrée en grognant avant de
sortir. Steven se lève et cours pour le rattraper en terminant sa pomme. Sengal
s’assoit doucement à côté d’elle et indique son bras d’un signe de tête.
- Tu sais que tu ne pourras pas
éviter d’en parler au capitaine maintenant que tu as placé cette seule
condition. »
Myrtille baisse la tête un peu
plus, tendant son bras à Sengal. Elle n’ajoute pas un mot de plus, le laissant
défaire son attelle pour observer sa blessure.
Earon s’éloigne de la Brèche
assez vite. Il vient très clairement de faire comprendre à Steven de ne pas le
suivre. Il n’est vraiment pas d’humeur à discuter ou à surveiller son jeune
frère. Il a seulement besoin, pour le moment, de parcourir la région en
silence, seul avec ses pensées. S’il peut éliminer quelques impurs sur sa
route, cela ne peut lui faire que du bien.
Il s’est réveillé quelques
minutes plus tôt, seul dans la chambre. Il s’est redressé d’un seul coup, se
demandant s’il n’avait pas rêvé le sauvetage de Myrtille et les jours qui ont
suivis. Il s’est retenu comme il pouvait de ne pas se précipiter au Compas pour
aller la chercher. Lorsqu’il a ouvert la porte de sa chambre et entendu sa voix
plus bas, son cœur a loupé quelques battements. Il s’est appuyé contre le mur
en expirant longuement une bouffée d’air.
Lorsqu’elle a refusé de leur
expliquer ce qui la mettait aussi mal à l’aise, il n’a pas pu s’empêcher de
vouloir la secouer vivement afin qu’elle s’explique. Il a préféré sortir pour
passer ses nerfs dans une chasse plutôt que devant ses frères.
Il a l’impression de retrouver la
jeune apprentie qu’elle était auparavant. Elle se ferme et ne parle pas de ce
qui la tourmente. Depuis qu’il a compris tout ça plus tôt dans la journée, il
n’a pas cessé de retourner dans son esprit tous les indices qu’elle pouvait
laisser. Il a tenté de deviner ce qui pouvait lui créer ces ombres qui
l’entourent sans se permettre d’imaginer son calvaire auprès des Fondateurs.
Il s’en empêche depuis le début
pour ne pas partir en vrille et faire une connerie. Il lui a fallu faire de
très grands efforts de patience en comptant les jours après qu’il l’a entendu
derrière leurs murs. Ses frères avaient dû, chaque jour, trouver de très bons
arguments pour le retenir. Il savait que s’il y était allé seul, il n’aurait
fait qu’aggraver les choses. Il était presque devenu fou de rester inactif.
Entendre sa voix là-bas avait réveillé en lui les souvenirs et les émotions
qu’il avait ressentis les jours qui avaient suivis sa disparition.
Il escalade le mur d’un immeuble
penché et s’installe sur le toit pour observer les alentours sans se faire
remarquer. La zone semble vide et calme. Il s’accorde un moment à observer le
ciel légèrement nuageux pendant que son esprit revisite ses souvenirs.
Il lui a suffi de quelques pas en dehors de leur maison pour faire le
lien entre l’incendie et le saccage des Fondateurs dans leur poste avancé. Il
doit se concentrer sur quelque chose pour ne pas laisser l’idée qu’elle puisse
être morte s’insinuer dans son esprit. Il ne peut pas envisager ce cas de
figure. Le simple fait qu’elle est disparue lui met déjà l’esprit en
ébullition. L’image du sang et des débris dans leur maison ne quitte pas sa
mémoire.
Les poings toujours serrés, il avance dans la Brèche tout en observant
autour de lui les nashen entrer et sortir des maisons. L’état de leur poste
avancé après la visite des fondateurs rend tout le monde nerveux. Il devrait
informer la Garde de ce qu’il sait mais il ne parvient pas à parler à qui que
ce soit. Les nerfs à vif, il écoute simplement la discussion de plusieurs
membres de la Garde près des grandes portes. Il fixe la sortie en attendant
patiemment l’information qu’il lui faut.
Divers nashen viennent leur faire état des dégâts et des éléments dont
ils disposent. Personne ne fait attention à lui et ça l’arrange. Il reste un
petit moment ainsi, debout à l’ombre d’une maison, à écouter tout ce qu’ils
disent. Il classe une à une les informations et comprend très vite la
situation.
Un nashen arrivé depuis seulement quelques jours est venu donner
l’alerte concernant l’incendie à l’entrepôt d’armes. Il ne s’est pas contenté
de le crier au centre de la Brèche, il est allé voir les clans un à un pour
s’assurer que la majorité des nashen seraient sortis. Lorsque tous les
combattants n’étaient plus là pour protéger la Brèche, les fondateurs se sont
infiltrés. Ils ont été mettre le feu aux étagères d’offrandes dans le temple
puis sont entrés dans chaque maisons pour les saccager.
On dénombre déjà une dizaine de victimes. Aucun des nashen restant dans
le camp n’avait eu le moyen de survivre à leur attaque. La majorité s’étaient
fait surprendre dans les maisons, le reste étaient les quelques gardes restés
en surveillance. Des hommes, des enfants et des femmes… Sans distinctions, ils
n’avaient laissés que des corps sans vie.
Earon chancèle légèrement. Il pose sa main sur le mur pour se maintenir
debout. Tous ceux qui étaient restés ici étaient morts. Le monde autour de lui
se met à tourner, sa vision devient légèrement floue et il n’entend plus que
les lourds battements de son cœur dans ses oreilles.
Myrtille…
Il se redresse vivement lorsque Sengal pose sa main sur son épaule. Il
suit son regard vers leur Capitaine qui se dirige vers le Chef de la Garde. Il
l’emmène légèrement à l’écart des autres pour échanger quelques mots avec lui.
Earon regarde son ombre jumelle. Celui-ci incline très légèrement la tête avant
de lui expliquer :
« Nous avons des raisons de supposer qu’elle est encore en vie.
Tous les corps des autres victimes ont été laissés sur place. Il n’y a que le
sien qui a disparu. Le Capitaine est en train d’en informer la Garde. »
Earon hoche simplement la tête. Sengal retire la main de son épaule
avant de rejoindre leur Capitaine qui vient de leur faire signe. Ignorant son
appel, Earon se dirige vers la sortie du poste avancé sans que quiconque ne
parvienne à le retenir. Il lui faut agir pour ne pas sombrer dans cette envie
puissante de mettre à feu et à sang le Compas.
Il lui faut de l’aide. L’aide de la seule qui saura quoi faire et
surtout qui réussira à le garder sain d’esprit. Elle mènera sa mission sans
qu’il ne puisse se laisser emporter par ses émotions.
Quelques jours plus tard, il est devant la Brèche avec un jeune nashen
effrayé attaché à ses pieds comme un animal. Un léger sourire flotte sur ses
lèvres. Il se penche vers lui et l’observe longuement. Elle ne l’a pas trop
amoché visiblement. Il le porte ensuite jusque dans leur cage pour qu’il y
reçoive le traitement qu’il mérite.
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