dimanche 4 novembre 2018

Chapitre 10


Une fois à l’intérieur, les regards se tournent vers elle rapidement mais son arrivée ne coupe aucune discussion. Elle ne se sent plus faible, elle a toujours réussie à se débrouiller, ce bras ne sera qu’un court frein à sa participation à la vie Nashen. Elle s’est toujours remise de ses blessures, il lui faut juste faire preuve de patience.
Le capitaine se lève et lui fait signe de monter. Ce simple geste fait tomber le silence dans la pièce. Elle se fige quelques secondes, le regard attiré par le fantôme de son ami dans l’escalier. Il la regarde toujours avec un air bienveillant alors que du sang coule de ses plaies au niveau de son cou. Elle avale sa salive et tente de faire abstraction de cette image avant de hocher la tête et de monter à sa suite. Dans son dos, les discussions reprennent plus faiblement. Elle sait qu’ils aimeraient tous entendre ce qu’elle garde pour elle depuis son retour. Elle fait un effort monumental pour ne pas regarder en direction d’Earon.
Elle ne veut pas voir ni deviner sa réaction et ce qu’il peut ressentir. Elle aurait dû prendre le temps de lui en parler, elle le sait. Ça lui était impossible, la simple idée que son regard change après ses révélations lui est extrêmement douloureuse.

Elle entre donc dans le bureau du capitaine légèrement paniquée vis-à-vis de ce qu’elle va devoir avouer. Elle s’assoit en face de lui sur un tapis élimé, mais néanmoins moelleux, retire son masque afin de parler sans voile.

« Tu le tortureras de tes mains. C’est ton seul moyen de contrôler la date de sa mort, après tout. 
- Je ne peux pas…
- Tu préfères le voir mourir ?
- Ça ira, Nam’sa, ne t’inquiète pas. Je ne t’en veux pas… »

Elle secoue la tête, sa gorge se serre. Elle le revoit devant elle, faible et blessé, ses mèches blondes couvrent son visage. Elle se souvient encore des blessures et de ses actes infâmes. Elle serre les poings sur ses genoux pour rester claire dans ses propos et ne pas se laisser avaler par son souvenir.

« Je ne peux pas te faire ça.
- Je ne peux pas te voir souffrir pour moi. Nam’Sa, fais-le, fais le pour moi. Ça ira.
Il serre ses mains sur ses chaines, le bruit résonne dans ses oreilles.
- Pou…Pourquoi tu es là ? Comment as-tu pu te laisser attraper ?
- Je te cherchais.
- Sombre Idiot. Tu te rends compte que tu vas mourir ?
- Oui.
Elle relève la tête, elle voudrait crier, se débattre comme une furie quitte à mourir étranglée par la corde mais elle ne peut pas. Elle ne les laissera pas le toucher. Ses ongles rentrent dans la terre, une sueur froide coule le long de son échine.
- Pardonne-moi.
- Je te pardonne Nam’sa. Ça ira… »

Alpharius, le capitaine, fixe la fenêtre, songeur. Il tourne lentement la tête vers elle lorsqu’il remarque qu’elle ne dit plus rien.

« Continue. » Myrtille hoche la tête, elle serre son insigne d’un geste et replonge dans ses souvenirs.

Ses cris résonnent encore dans ses oreilles bien qu’il soit étendu au sol, incapable de bouger. Elle vient de lui briser les jambes, souffrant en même temps que lui. Elle avait passé énormément de temps à l’entrainer pour qu’il ait l’autorisation de rejoindre les Gris. Elle lui avait longuement parlé de ce qu’elle savait et il était devenu un ami proche. Elle ne supportait pas de devoir lui infliger une douleur pareille. Son bourreau connaissait ses talents en soins et en torture et s’en servait contre eux.
Et elle le torturait de ses mains jours après jours. Elle souffrait en même temps que lui, et ses cris emplissaient sa tête chaque secondes. Jusqu’au jour ou Dampen la supplia d’en finir.
N’ayant pas d’armes, elle fut contrainte de planter ses ongles dans sa gorge, là où elle savait que rien ne pourrait le soigner. Ils ne purent pas la faire reculer, elle était devenue un bloc, crispée sur sa gorge jusqu’à ce qu’il ne respire plus. Son regard ouvert, fixant Myrtille dans les yeux à jamais.

Le silence pesant rend la pièce froide. Le Capitaine la fixe puis fini par hocher la tête.

« Ils paieront pour avoir tué un frère.
- Mais je…
Alpharius lève une main.
- Non, Myrtille, tu n’es pas coupable. Ils paieront. 
Elle incline la tête. Le poids se fait moins lourd mais toujours présent sur ses épaules. Avant de quitter la pièce, le capitaine se retourne :
- Tu raconteras ceci aux Gris avant que nous allions dormir. Et ensuite tu n’en parleras à personne. Ils l’on tué sous tes yeux, c’est ce que tu diras au prochain Conseil. »

Elle hoche la tête. Ils descendent pour s’installer à table, le silence tombe à nouveau auquel le capitaine répond un vague : pas maintenant. Les discussions reprennent alors et Myrtille expire longuement.

Le repas est terminé depuis une petite heure déjà. Aucun Gris n’est monté dans sa chambre pour se reposer. Ils se doutent tous un peu qu’ils doivent rester présents et trouvent des occupations diverses dans la pièce.
Haze et Hibou taillent leurs armes dans le coin droit de la pièce, assis au fond. Ils échangent de temps à autre quelques mots. Sengal s’est installé contre le mur de gauche, son carnet noir sur ses genoux, concentré sur l’écriture d’un texte. Zeven est debout entre lui et Fin installé à l’atelier. Il taille quelques pointes de flèches sous le regard de son frère qui lui explique le maniement des outils. Steven ne cesse de passer d’un groupe à l’autre pour tenter de discuter sans vraiment s’intéresser aux réponses de ses frères. Alpharius est assis sur son fauteuil et feuillette un petit carnet silencieusement. Myrtille est restée assise à la table au milieu de la pièce. Elle se frotte la jambe droite avec la main dans un geste machinal, le regard dans le vague.
Earon est assis au sol sous l’escalier. Il ne dit rien et ne fait rien. Il observe simplement ses frères et la pièce sans parvenir à garder son regard sur quoi que ce soit.

Il évite surtout de la regarder. Il sait qu’elle est sous pression. Elle a déjà fui un peu plus tôt la maison, ne supportant plus leurs coups d’œil. Elle restait là sans vraiment répondre, l’air enfermée dans un monde qu’ils ne parvenaient pas à atteindre. Elle a fini par se lever et quitter la maison sans explications. Il n’a pas tenté de la retenir, ni de la suivre.
Il ne voulait pas, de nouveau, ressentir cette frustration devant sa fuite. Il la comprenait et en même temps il aurait préféré qu’elle n’agisse pas ainsi. Pendant son retour à la Brèche, il avait deviné que ces ombres l’avaient changée. Qu’elle ne parvenait plus à se retrouver et qu’il lui faudrait du temps. Il avait pris la décision de lui laisser le bénéfice du doute.

Lorsqu’elle est montée avec le capitaine, il a remarqué sa réaction. Elle avait fixé le vide en tressaillant comme si elle y voyait quelque chose d’invisible. Il l’a vue se décaler sur l’escalier pour ne pas toucher quelque chose et le poing qu’elle a serré.

Alpharius referme son carnet et se redresse dans son fauteuil. Le silence s’installe peu à peu. Sengal termine d’écrire, il referme également son carnet et se lève pour aller prendre une chaise à côté de Myrtille. Celle-ci se masse la nuque nerveusement. Il incline doucement la tête pour l’encourager en silence. Fronçant légèrement un sourcil sous son masque, Earon ne dit rien et baisse le regard vers le sol. Myrtille commence alors son récit.

« Je sais que, pour vous, revivre ces moments ne sera pas forcément facile. Je dois cependant essayer de commencer par le début pour … Pour parler plus facilement du reste… Je vais faire mon possible pour ne pas entrer dans les détails lorsqu’il n’y en aura pas besoin…
Earon ferme les yeux et plonge ses mains dans ses poches. Il attrape la mèche de cheveux qu’il garde encore pour tenter de se contrôler. Il n’a pas besoin de la voir pour entendre sa nervosité et la tension qui vibrent dans sa voix.
» J’étais là-haut lorsqu’ils sont entrés. Je n’avais pas d’arme à disposition, seulement mon couteau. J’ai… fais de mon mieux pour en éliminer le plus possible et…
« Rester en vie. » Termine Earon dans sa tête.
» Mais je n’ai pas réussi à tous les combattre. J’ai éch…
- Hmm.
L’interrompt Zeven. Il secoue vaguement une main pour l’inciter à continuer lorsque tous les regards se sont tournés vers lui. Il croise ses bras et s’appuie le dos contre le mur. Myrtille avale sa salive et reprend son récit. Earon referme les yeux.
- J’ai été déplacée de bâtiments en bâtiments. Ils parvenaient à savoir les premiers jours lorsque les nashen allaient fouiller le lieu où nous étions. Un jour, ils n’ont plus obtenus d’informations et ça les a rendus nerveux.
Earon penche très légèrement la tête sur le côté. Il se félicite encore d’avoir ramené le traitre dans la cage.
» Ils me déplaçaient plus souvent et ne me blessaient plus pour que mon état leur permette de mieux me transporter.
Earon se redresse le long du mur, une pression au niveau de son cœur l’empêche de garder les yeux fermés. Il observe Myrtille. Elle remonte ses gants sur ses cicatrices encore et encore le temps de trouver ses mots. Elle occulte une partie douloureuse de son récit. Il referme ses yeux, serrant un peu plus le poing dans sa poche.
» Je ne sais pas combien de temps cela a duré. J’ai finalement été emmenée dans la cage du Compas. J’ai été… torturée et affamée par le limier. Il était le seul à venir et il n’autorisait personne d’autre à approcher la cage. Je ne parlais à personne, je ne voyais que lui et je faisais de mon mieux pour ne pas… P… pour tenir.
Elle prend une grande inspiration. Le silence est tendu dans la pièce.
» Voyant que je ne lâchais rien, le limier est un jour entré dans la cage avec un nashen capturé…
Elle n’ajoute rien pendant de longues secondes. Ouvrant les yeux, il la voit fixer un coin vide de la pièce devant l’escalier. Elle se lève brusquement puis se rassoit, frottant ses mains sur ses cuisses en inspirant et expirant profondément.
« Non, Ni’Luna, ne t’enfuis pas. Va jusqu’au bout. » Pense Earon.
- Continue, To’Nam’Sa. Il le faut.
Lui intime Sengal d’une voix douce. Elle pose son regard sur lui et hoche la tête, semblant le remercier de ce soutient. Earon réfrène de son mieux la très légère pointe de jalousie qui tente de s’insinuer dans son esprit.
- Le limier m’a alors obligé à torturer ce nashen que je connaissais très bien. Ils ne le soignaient jamais. Les jours passaient et il me forçait à lui infliger des blessures de plus en plus douloureuses. Il savait que j’en étais capable. Il m’avait assuré qu’il ne le tuerait pas si je le torturais et je ne sais pas vraiment pourquoi mais je m’accrochais à cette idée… Au début. Je cherchais toujours un moyen de nous sortir de là mais ma condition ne le permettait pas… Son état s’aggravait, il avait attrapé une infection qui le faisait de plus en plus délirer. Il n’aurait pas pu supporter plus de ce traitement, il aurait fini par parler… Il était parvenu à ne rien dire, il se focalisait toujours sur mon regard… Je ne parvenais plus à le regarder… J… J’ai dû mettre fin à tout cela. J’ai fini par craquer et par lui ôter la vie de mes propres mains.
Elle expire longuement après sa tirade qu’elle a énoncé d’une seule traite avant de la ponctuer par :
» C’est le soir où j’ai tué Dampen que j’ai entendu Earon de l’autre côté du mur… »

Un léger craquement se fait entendre. Earon rouvre les yeux. Myrtille lâche le morceau de bois qu’elle vient d’arracher de sa chaise en la serrant de toutes ses forces. Elle garde la tête baissée et n’ajoute rien de plus. Sengal se redresse dans sa chaise. Fin ne lève pas les yeux de l’atelier. Zeven regarde le plafond. Steven ne bouge plus, il regarde ses frères un à un. Haze et Hibou se regardent puis baissent les yeux sur leurs armes. Alpharius se lève de son fauteuil lentement.

« Nous informerons le conseil que Dampen a été tué par les Fondateurs quelques jours avant notre arrivée. Myrtille ne parlera plus de ces évènements. Elle n’aura pas besoin de donner sa version. Ils paieront pour leurs actes. »

Il n’attend pas que les Gris lui montrent qu’ils ont compris son ordre. Il monte directement dans sa chambre après avoir simplement incliné la tête vers eux. Earon observe sans bouger les autres qui l’imitent un à un en silence. Ils ne se permettent de chuchoter que lorsqu’ils sont à l’étage. Myrtille n’a pas bougé de sa chaise. Elle reste figée, le regard dirigé vers le sol.

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