samedi 10 novembre 2018

Chapitre 12


Myrtille regarde le plafond en bois au-dessus d’eux. Elle est allongée sur le canapé, la tête sur les genoux d’Earon. Il garde sa main gauche serrée dans la sienne sur son ventre. De son autre main, il lui caresse de temps en temps les cheveux. Ils n’ont plus échangé de paroles depuis que le fantôme de Dampen est parti. Il laisse parfois son regard dériver dans le vague puis il revient toujours se poser sur elle.
Ce silence lui fait du bien. La tempête dans son esprit s’est calmée. Elle se sent libérée des émotions qui la faisaient souffrir. Elle profite de ce moment de répit. Il est prêt à l’écouter, elle le sait. Elle se sent prête à lui parler.
L’étape la plus difficile était de lutter contre ses démons. Toutes ces excuses qu’elle affectionnait depuis toujours qui revenaient chaque fois qu’elle aurait souhaité tout lui dire. Elle n’en a pas besoin. Elle n’a pas besoin de se cacher devant lui. Elle ne doit plus le faire. Elle brise alors le silence :

« Je me sentais coupable.
Earon baisse les yeux vers elle et hoche doucement la tête en serrant doucement sa main.
- J’aurais voulu tenir face aux impurs qui se sont introduits chez nous. Ils étaient vraiment nombreux. J’ai vraiment passé plusieurs jours à m’inquiéter pour toi, pour les gris, lorsque je me suis retrouvée attachée dans un endroit que je ne connaissais pas. Je me suis souvent demandé si vous me cherchiez ou si vous me pensiez morte. J’essayais de ne pas penser que je ne m’en sortirais jamais même si cette idée venait de temps en temps. Je ne sais pas vraiment comment j’ai tenu lorsqu’ils ont commencés à m’infliger des blessures…
Earon frissonne imperceptiblement. Il ferme les yeux une seconde avant de les rouvrir. Elle reconnait ce regard qui promet une vengeance des plus sanglantes.
- Lorsque j’ai torturé Dampen, mon esprit n’a pas véritablement tenu le choc. Je ne parvenais plus à rester insensible à ce qu’il se passait. Si je n’avais pas entendu le son de la flèche ce soir-là, je crois que j’aurais craqué.
Il plonge son regard dans le sien. Elle lève sa main libre pour frôler sa joue du bout des doigts.
- Il y a toujours eu cette étrange histoire de chance hein ?
- Je t’ai entendu…
Elle hoche la tête.
- Ils ont amené un gamin ensuite. C’est là qu’ils ont commencés à me faire boire du sang. Je m’accrochais de mon mieux à l’idée que tu savais où j’étais. Que tu allais venir me sortir de là. Pourtant, c’était très difficile de lutter contre la soif et les sensations que cela me donnait. J’avais de plus en plus l’impression de perdre la tête. J’en suis venue à préparer un plan pour en finir…
Elle ferme les yeux, incapable de le regarder en face. Il passe ses doigts sur son front tendrement.
- Je sais.
Elle rouvre les yeux, intriguée. Il n’a pas l’air surpris ni agacé. Elle lève un sourcil. Il s’explique alors :
- J’étais sur le toit du tripot lorsque le limier est entré. J’étais parvenu à me glisser en premier dans le Compas. C’est Kira qui a donné le signal avec la flèche. J’étais déjà là et je t’ai vue. J’étais prêt à tirer sur lui ou même entrer dans cette cage si jamais tu avais tenté un geste idiot. Ça n’est pas arrivé.
Elle hoche la tête.
- J’ai cru perdre pieds un bon nombre de fois…
Il inspire profondément.
- Ca non plus, ce n’est pas arrivé.
- Maino, Earon.
- Merci ? Pour ?
Elle lui sourit tendrement. Il lève les sourcils, interrogatif. Elle hausse simplement les épaules.
- Bah… Pas de quoi alors. »

Myrtille ferme les yeux, le cœur plus léger. Ils restent ainsi quelques minutes avant de se décider à rejoindre un lit à l’étage pour se reposer. Ils s’endorment tous les deux bien plus rapidement que les jours précédents. Elle glisse dans un sommeil sans rêve et dort tranquillement jusqu’à la tombée de la nuit.

Il n’y a pas de volet ni de rideaux aux fenêtres. Les lumières des multiples torches allumées pour la nuit dans le poste avancé font danser les ombres sur le plafond de la chambre. La tête posée sur son avant-bras droit, Myrtille les observe en silence. Elles prennent parfois l’apparence de ses souvenirs. Ombres mouvantes, de forme humaine, végétale ou animale, elles bougent au rythme d’une réminiscence et rejouent les scènes devant ses yeux. Au moindre souffle de vent, les ombres perdent leur forme et Myrtille bascule sur un autre souvenir.
Earon est allongé à ses côté, tourné vers elle. Elle pose de temps à autre les yeux sur son visage pour s’assurer qu’il dort paisiblement. Elle ne souhaite pas se lever pour ne pas le réveiller et surtout pour profiter de ce moment calme. Depuis son retour, elle ne s’était pas totalement sentie aussi sereine.
Elle connaissait Earon depuis longtemps. Elle savait qu’il avait ses fantômes, le sujet avait été abordé quelques fois sans trop de détails. Elle n’avait jamais cherché à en savoir plus par respect pour lui. Quelques fois, elle avait remarqué cette ombre lorsqu’il parlait de sa période Sombre Turne. Elle connaissait aujourd’hui véritablement l’origine de sa cicatrice. Il avait survécu mais pas ses plus proches amis.
Elle devine maintenant pourquoi il est toujours ce Sombre Turne. Il n’a jamais quitté ce rôle même en rejoignant les Gris Forestiers.

Elle fixe à nouveau les ombres au plafond en tentant de s’imaginer la période où Mushu le Ronin dirigeait le clan. Elle aurait aimé être là pour connaitre tous ces anciens. Chaque fois qu’Earon lui en parle, elle découvre une facette différente des Gris. Un aspect qui lui plait énormément et qu’elle ne parvient pas toujours à retrouver sous la direction d’Alpharius.

Myrtille sort de ses pensées lorsqu’Earon se retourne sur le dos et pose sa tête sur son bras à son tour. Il se frotte doucement le visage avant de tourner les yeux vers elle. Il l’observe un instant avant de lui sourire, rassuré. Elle lui sourit en retour.

« Tu as dormis ?
Elle hoche la tête avant de préciser.
- Je me suis réveillée lorsque la nuit est tombée. Je profite du calme. C’est silencieux ici.
Il relève les yeux vers le plafond.
- C’est vrai, on n’est pas dans notre chambre. J’avais oublié où nous étions. Habituellement, c’est la discrétion de Steven qui me réveille.
Myrtille rit doucement. Elle a mis plusieurs jours pour s’habituer au bruit que Steven fait chaque fois qu’il se lève et descend manger. Ses bruits suivis des protestations de ses frères ne la dérangent presque plus.
- Tu as quelque chose de prévu cette nuit ?
Il la regarde.
- Non, pourquoi ?
- J’aimerais bien profiter de cette tranquillité aujourd’hui. Je ne me sens pas encore capable de retourner voir les Gris après mes révélations d’hier.
- Je ne pense pas qu’ils te verront différemment. Alpharius l’a dit, on ne doit plus en parler de toute façon.
- Hmm…
Elle repose son regard sur les ombres au-dessus d’eux.
- Mais si tu veux, on peut rester là pour cette nuit. Il faut juste que j’passe voir Jeff pour qu’on ait de quoi manger.
Myrtille ferme les yeux quelques secondes et incline la tête. Elle compte bien profiter de chaque moment seule à seul avec Earon. Elle n’attend que ça depuis son retour. Elle se tourne pour se blottir contre lui. Le vent qui s’engouffre à travers les nombreux interstices entre les briques de la maison leur apporte la fraicheur de la nuit.
- J’irais aussi chercher quelques couvertures. Celle qu’on a n’est pas assez chaude.
Dit-il en remontant le drap sur eux. Elle niche son visage au creux de son cou, le faisant frissonner légèrement.
- Ouais, des couvertures. Tu es gelée.
Elle rit à nouveau et sent le cœur d’Earon s’emballer. Son propre cœur s’emballe, elle expire longuement, son souffle le fait de nouveau frissonner. Il grogne doucement.
- Si tu continues je ne vais pas pouvoir sortir.
Elle grogne également et s’écarte de lui.
- Fait vite alors.
Il expire longuement à son tour et se redresse.
- Pourquoi j’ai dit ça moi ?
Elle le pousse hors du lit en ricanant.
- J’sais pas, mais tu l’as dit alors tu dois y aller. Revient vite, c’est tout.
- Ca va… J’y vais. »

Elle sourit en l’écoutant marmonner pendant qu’il quitte la chambre et descend l’escalier. Elle se redresse à son tour, remontant les genoux sous son menton. Les yeux posés sur les ombres qui dansent encore à la lumière des torches dehors, elle tente de se concentrer sur son sentiment de sérénité pour ne pas ressentir la solitude qui s’installe. Le silence de la pièce est pesant sans sa respiration ou sa voix.

Earon profite du fait qu’il enfile son masque pour tenter de calmer les divers sentiments qui l’assaillent. Il sent son cœur battre encore la chamade chaque fois qu’il repense à Myrtille qui l’attend là-haut. Cela fait tellement longtemps qu’il espère retrouver cette opportunité qu’il s’en veut de devoir sortir pour quelques instants. Il en a pourtant besoin. Il préfère qu’elle soit bien installée et il a surtout besoin d’un peu de temps pour se calmer.
Il vérifie par la fenêtre si personne ne peut le voir avant de sortir de la maison. Il tient à ce que cette nuit ne soit qu’à eux. Une fois dehors, la fraicheur l’attaque brusquement. Il hésite à retourner se réfugier auprès d’elle. Cette idée ravive sa timidité. Il se force à s’éloigner en direction du garde-manger commun pour fuir ce sentiment. Il a cette impression très agaçante de revivre leurs premiers rendez-vous secrets.

Myrtille avait été entrainée malgré lui dans son univers. Après leur première rencontre peu ordinaire, elle s’était de nouveau retrouvée devant une situation très étrange, un rituel raté chez les Gris Forestiers. Pourtant, loin de lui faire peur, elle les avait aidés sans leur poser de questions. Il ne se souvient pas vraiment de ce moment-là mais ses frères lui en avaient raconté une partie. Intrigué, il avait alors décidé de la prendre comme apprentie.
Elle n’avait cessé de la surprendre depuis. Elle apprenait vite et sa détermination lui permettait de se sortir des moindres ennuis dans lequel elle tombait naïvement. Elle savait tout autant s’attirer des problèmes que les régler. Cette capacité l’ennuyait toujours beaucoup. Il se retrouvait à la suivre discrètement chaque fois qu’elle quittait la Brèche.
Au fil du temps, il s’était rendu compte qu’il n’était plus seulement son mentor. Il avait succombé à ses yeux, pour ne pas dire au reste. Il s’était énormément attaché et cela lui avait fait peur.
Il n’était plus parvenu à jongler entre son rôle de mentor et celui de compagnon. Plus ils se rapprochaient, plus il avait perdu des repères qu’il pensait connaitre. Elle était différente de la simple apprentie qu’il avait connue. Il avait pu découvrir sa force et son caractère à la fois très agaçant et très touchant.
Ils avaient trouvés divers moyens de passer du temps seul à seul. Ils s’étaient même trouvé quelques codes secrets pour se parler en public. Leur relation ne devait pas être découverte afin d’éviter les problèmes. Certains Gris avaient devinés, cependant, leur attachement mais ils n’avaient jamais rien dit à ce sujet.
Ils avaient appris ensemble à construire leur relation. Ni l’un ni l’autre n’avaient vécu ce genre de chose auparavant et ils avaient découvert ce qu’était la passion. La timidité des premiers instants avait été très rapidement remplacée par l’envie et l’amour qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. La maladresse avait fini par disparaitre.
Earon avait été un homme comblé le soir d’une nuit de lune noire, lorsqu’elle avait accepté sa demande devant le seul dieu qu’ils vénéraient. C’était pour lui quelque chose de très puissant qui les unissait depuis ce jour et rien ne pourrait changer ça.

Le cou rentré entre les épaules et les mains dans les poches pour se protéger du froid, il examine les stocks du garde-manger. Le clan chargé de le remplir n’avait pas dû faire un très bon ramassage dans la journée. Il marmonne et prend ce qu’il peut. Ils ont l’habitude de ne pas forcément manger à leur faim mais il aurait préféré qu’elle ne manque de rien, surtout depuis son séjour au Compas. Il range les provisions dans son sac à dos puis se dirige vers la maison des Gris.

Lorsqu’il entre, il aperçoit Sengal assit au sol contre le mur de gauche comme à son habitude. Son frère relève la tête et le salue. Earon referme la porte lentement en jetant un œil vers les étages supérieurs.

« Nos frères sont tous sortis.
Lui indique Sengal. Rassuré, Earon se décale de la porte pour paraitre moins suspect.
- D’accord. Je… Je viens juste chercher deux, trois bricoles. »

Son ombre jumelle incline la tête et repose ses yeux sur sa lame qu’il nettoie avec soin. Earon en profite pour s’éclipser rapidement à l’étage. Il apprécie la discrétion de son frère et surtout cette impression de soutien permanent qu’il peut lui transmettre en un seul regard. Il attrape quelques bougies, de quoi les allumer et les couvertures posées sur leurs lits. Il les plie comme il peut pour pouvoir les dissimuler dans son sac à dos avant de descendre. Lorsqu’il est sur le point de tourner la poignée, Sengal l’interpelle.

« Comment va-t-elle ?
Il se retient d’afficher sa frustration et se retourne pour lui répondre le plus simplement possible.
- Ca va. Elle va mieux maintenant.
- Tant mieux.
Il incline à nouveau la tête et affiche un léger sourire en coin qu’Earon regrette d’avoir remarqué. Il se passe la main sur la nuque en proie à un léger malaise que son frère abrège rapidement.
- Que les Ombres vous gardent.
Earon hoche la tête assez vite.
- Oui. Toi aussi To’Eni. »

Il se retourne et quitte la maison au plus vite. L’envie de la rejoindre prend le pas sur toutes ces appréhensions. Il traverse la Brèche d’un pas vif en s’assurant que personne ne le remarque. Une fois dans la maison, il verrouille avec soin la porte afin d’être certain que personne ne viendra les déranger. Du temps seul avec sa femme, c’est tout ce qu’il demande après tout ce qui leur est arrivé.

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