Myrtille regarde le plafond en
bois au-dessus d’eux. Elle est allongée sur le canapé, la tête sur les genoux
d’Earon. Il garde sa main gauche serrée dans la sienne sur son ventre. De son
autre main, il lui caresse de temps en temps les cheveux. Ils n’ont plus
échangé de paroles depuis que le fantôme de Dampen est parti. Il laisse parfois
son regard dériver dans le vague puis il revient toujours se poser sur elle.
Ce silence lui fait du bien. La
tempête dans son esprit s’est calmée. Elle se sent libérée des émotions qui la
faisaient souffrir. Elle profite de ce moment de répit. Il est prêt à
l’écouter, elle le sait. Elle se sent prête à lui parler.
L’étape la plus difficile était
de lutter contre ses démons. Toutes ces excuses qu’elle affectionnait depuis
toujours qui revenaient chaque fois qu’elle aurait souhaité tout lui dire. Elle
n’en a pas besoin. Elle n’a pas besoin de se cacher devant lui. Elle ne doit
plus le faire. Elle brise alors le silence :
« Je me sentais coupable.
Earon baisse les yeux vers elle
et hoche doucement la tête en serrant doucement sa main.
- J’aurais voulu tenir face aux
impurs qui se sont introduits chez nous. Ils étaient vraiment nombreux. J’ai
vraiment passé plusieurs jours à m’inquiéter pour toi, pour les gris, lorsque
je me suis retrouvée attachée dans un endroit que je ne connaissais pas. Je me
suis souvent demandé si vous me cherchiez ou si vous me pensiez morte.
J’essayais de ne pas penser que je ne m’en sortirais jamais même si cette idée
venait de temps en temps. Je ne sais pas vraiment comment j’ai tenu lorsqu’ils
ont commencés à m’infliger des blessures…
Earon frissonne
imperceptiblement. Il ferme les yeux une seconde avant de les rouvrir. Elle
reconnait ce regard qui promet une vengeance des plus sanglantes.
- Lorsque j’ai torturé Dampen,
mon esprit n’a pas véritablement tenu le choc. Je ne parvenais plus à rester
insensible à ce qu’il se passait. Si je n’avais pas entendu le son de la flèche
ce soir-là, je crois que j’aurais craqué.
Il plonge son regard dans le
sien. Elle lève sa main libre pour frôler sa joue du bout des doigts.
- Il y a toujours eu cette
étrange histoire de chance hein ?
- Je t’ai entendu…
Elle hoche la tête.
- Ils ont amené un gamin ensuite.
C’est là qu’ils ont commencés à me faire boire du sang. Je m’accrochais de mon
mieux à l’idée que tu savais où j’étais. Que tu allais venir me sortir de là. Pourtant,
c’était très difficile de lutter contre la soif et les sensations que cela me
donnait. J’avais de plus en plus l’impression de perdre la tête. J’en suis
venue à préparer un plan pour en finir…
Elle ferme les yeux, incapable de
le regarder en face. Il passe ses doigts sur son front tendrement.
- Je sais.
Elle rouvre les yeux, intriguée.
Il n’a pas l’air surpris ni agacé. Elle lève un sourcil. Il s’explique
alors :
- J’étais sur le toit du tripot
lorsque le limier est entré. J’étais parvenu à me glisser en premier dans le
Compas. C’est Kira qui a donné le signal avec la flèche. J’étais déjà là et je
t’ai vue. J’étais prêt à tirer sur lui ou même entrer dans cette cage si jamais
tu avais tenté un geste idiot. Ça n’est pas arrivé.
Elle hoche la tête.
- J’ai cru perdre pieds un bon
nombre de fois…
Il inspire profondément.
- Ca non plus, ce n’est pas
arrivé.
- Maino, Earon.
- Merci ? Pour ?
Elle lui sourit tendrement. Il
lève les sourcils, interrogatif. Elle hausse simplement les épaules.
- Bah… Pas de quoi alors. »
Myrtille ferme les yeux, le cœur
plus léger. Ils restent ainsi quelques minutes avant de se décider à rejoindre
un lit à l’étage pour se reposer. Ils s’endorment tous les deux bien plus
rapidement que les jours précédents. Elle glisse dans un sommeil sans rêve et
dort tranquillement jusqu’à la tombée de la nuit.
Il n’y a pas de volet ni de
rideaux aux fenêtres. Les lumières des multiples torches allumées pour la nuit dans
le poste avancé font danser les ombres sur le plafond de la chambre. La tête
posée sur son avant-bras droit, Myrtille les observe en silence. Elles prennent
parfois l’apparence de ses souvenirs. Ombres mouvantes, de forme humaine,
végétale ou animale, elles bougent au rythme d’une réminiscence et rejouent les
scènes devant ses yeux. Au moindre souffle de vent, les ombres perdent leur
forme et Myrtille bascule sur un autre souvenir.
Earon est allongé à ses côté,
tourné vers elle. Elle pose de temps à autre les yeux sur son visage pour
s’assurer qu’il dort paisiblement. Elle ne souhaite pas se lever pour ne pas le
réveiller et surtout pour profiter de ce moment calme. Depuis son retour, elle
ne s’était pas totalement sentie aussi sereine.
Elle connaissait Earon depuis
longtemps. Elle savait qu’il avait ses fantômes, le sujet avait été abordé
quelques fois sans trop de détails. Elle n’avait jamais cherché à en savoir
plus par respect pour lui. Quelques fois, elle avait remarqué cette ombre
lorsqu’il parlait de sa période Sombre Turne. Elle connaissait aujourd’hui
véritablement l’origine de sa cicatrice. Il avait survécu mais pas ses plus
proches amis.
Elle devine maintenant pourquoi
il est toujours ce Sombre Turne. Il n’a jamais quitté ce rôle même en
rejoignant les Gris Forestiers.
Elle fixe à nouveau les ombres au
plafond en tentant de s’imaginer la période où Mushu le Ronin dirigeait le
clan. Elle aurait aimé être là pour connaitre tous ces anciens. Chaque fois
qu’Earon lui en parle, elle découvre une facette différente des Gris. Un aspect
qui lui plait énormément et qu’elle ne parvient pas toujours à retrouver sous
la direction d’Alpharius.
Myrtille sort de ses pensées
lorsqu’Earon se retourne sur le dos et pose sa tête sur son bras à son tour. Il
se frotte doucement le visage avant de tourner les yeux vers elle. Il l’observe
un instant avant de lui sourire, rassuré. Elle lui sourit en retour.
« Tu as dormis ?
Elle hoche la tête avant de
préciser.
- Je me suis réveillée lorsque la
nuit est tombée. Je profite du calme. C’est silencieux ici.
Il relève les yeux vers le
plafond.
- C’est vrai, on n’est pas dans
notre chambre. J’avais oublié où nous étions. Habituellement, c’est la
discrétion de Steven qui me réveille.
Myrtille rit doucement. Elle a
mis plusieurs jours pour s’habituer au bruit que Steven fait chaque fois qu’il
se lève et descend manger. Ses bruits suivis des protestations de ses frères ne
la dérangent presque plus.
- Tu as quelque chose de prévu
cette nuit ?
Il la regarde.
- Non, pourquoi ?
- J’aimerais bien profiter de
cette tranquillité aujourd’hui. Je ne me sens pas encore capable de retourner
voir les Gris après mes révélations d’hier.
- Je ne pense pas qu’ils te
verront différemment. Alpharius l’a dit, on ne doit plus en parler de toute
façon.
- Hmm…
Elle repose son regard sur les
ombres au-dessus d’eux.
- Mais si tu veux, on peut rester
là pour cette nuit. Il faut juste que j’passe voir Jeff pour qu’on ait de quoi
manger.
Myrtille ferme les yeux quelques
secondes et incline la tête. Elle compte bien profiter de chaque moment seule à
seul avec Earon. Elle n’attend que ça depuis son retour. Elle se tourne pour se
blottir contre lui. Le vent qui s’engouffre à travers les nombreux interstices
entre les briques de la maison leur apporte la fraicheur de la nuit.
- J’irais aussi chercher quelques
couvertures. Celle qu’on a n’est pas assez chaude.
Dit-il en remontant le drap sur
eux. Elle niche son visage au creux de son cou, le faisant frissonner
légèrement.
- Ouais, des couvertures. Tu es
gelée.
Elle rit à nouveau et sent le
cœur d’Earon s’emballer. Son propre cœur s’emballe, elle expire longuement, son
souffle le fait de nouveau frissonner. Il grogne doucement.
- Si tu continues je ne vais pas
pouvoir sortir.
Elle grogne également et s’écarte
de lui.
- Fait vite alors.
Il expire longuement à son tour
et se redresse.
- Pourquoi j’ai dit ça moi ?
Elle le pousse hors du lit en
ricanant.
- J’sais pas, mais tu l’as dit
alors tu dois y aller. Revient vite, c’est tout.
- Ca va… J’y vais. »
Elle sourit en l’écoutant
marmonner pendant qu’il quitte la chambre et descend l’escalier. Elle se
redresse à son tour, remontant les genoux sous son menton. Les yeux posés sur
les ombres qui dansent encore à la lumière des torches dehors, elle tente de se
concentrer sur son sentiment de sérénité pour ne pas ressentir la solitude qui
s’installe. Le silence de la pièce est pesant sans sa respiration ou sa voix.
Earon profite du fait qu’il
enfile son masque pour tenter de calmer les divers sentiments qui l’assaillent.
Il sent son cœur battre encore la chamade chaque fois qu’il repense à Myrtille
qui l’attend là-haut. Cela fait tellement longtemps qu’il espère retrouver
cette opportunité qu’il s’en veut de devoir sortir pour quelques instants. Il
en a pourtant besoin. Il préfère qu’elle soit bien installée et il a surtout
besoin d’un peu de temps pour se calmer.
Il vérifie par la fenêtre si
personne ne peut le voir avant de sortir de la maison. Il tient à ce que cette
nuit ne soit qu’à eux. Une fois dehors, la fraicheur l’attaque brusquement. Il
hésite à retourner se réfugier auprès d’elle. Cette idée ravive sa timidité. Il
se force à s’éloigner en direction du garde-manger commun pour fuir ce
sentiment. Il a cette impression très agaçante de revivre leurs premiers
rendez-vous secrets.
Myrtille avait été entrainée malgré lui dans son univers. Après leur
première rencontre peu ordinaire, elle s’était de nouveau retrouvée devant une
situation très étrange, un rituel raté chez les Gris Forestiers. Pourtant, loin
de lui faire peur, elle les avait aidés sans leur poser de questions. Il ne se
souvient pas vraiment de ce moment-là mais ses frères lui en avaient raconté
une partie. Intrigué, il avait alors décidé de la prendre comme apprentie.
Elle n’avait cessé de la surprendre depuis. Elle apprenait vite et sa
détermination lui permettait de se sortir des moindres ennuis dans lequel elle
tombait naïvement. Elle savait tout autant s’attirer des problèmes que les
régler. Cette capacité l’ennuyait toujours beaucoup. Il se retrouvait à la
suivre discrètement chaque fois qu’elle quittait la Brèche.
Au fil du temps, il s’était rendu compte qu’il n’était plus seulement
son mentor. Il avait succombé à ses yeux, pour ne pas dire au reste. Il s’était
énormément attaché et cela lui avait fait peur.
Il n’était plus parvenu à jongler entre son rôle de mentor et celui de
compagnon. Plus ils se rapprochaient, plus il avait perdu des repères qu’il
pensait connaitre. Elle était différente de la simple apprentie qu’il avait
connue. Il avait pu découvrir sa force et son caractère à la fois très agaçant
et très touchant.
Ils avaient trouvés divers moyens de passer du temps seul à seul. Ils
s’étaient même trouvé quelques codes secrets pour se parler en public. Leur
relation ne devait pas être découverte afin d’éviter les problèmes. Certains
Gris avaient devinés, cependant, leur attachement mais ils n’avaient jamais
rien dit à ce sujet.
Ils avaient appris ensemble à construire leur relation. Ni l’un ni
l’autre n’avaient vécu ce genre de chose auparavant et ils avaient découvert ce
qu’était la passion. La timidité des premiers instants avait été très
rapidement remplacée par l’envie et l’amour qu’ils ressentaient l’un pour
l’autre. La maladresse avait fini par disparaitre.
Earon avait été un homme comblé le soir d’une nuit de lune noire,
lorsqu’elle avait accepté sa demande devant le seul dieu qu’ils vénéraient.
C’était pour lui quelque chose de très puissant qui les unissait depuis ce jour
et rien ne pourrait changer ça.
Le cou rentré entre les épaules
et les mains dans les poches pour se protéger du froid, il examine les stocks
du garde-manger. Le clan chargé de le remplir n’avait pas dû faire un très bon
ramassage dans la journée. Il marmonne et prend ce qu’il peut. Ils ont
l’habitude de ne pas forcément manger à leur faim mais il aurait préféré
qu’elle ne manque de rien, surtout depuis son séjour au Compas. Il range les
provisions dans son sac à dos puis se dirige vers la maison des Gris.
Lorsqu’il entre, il aperçoit
Sengal assit au sol contre le mur de gauche comme à son habitude. Son frère
relève la tête et le salue. Earon referme la porte lentement en jetant un œil
vers les étages supérieurs.
« Nos frères sont tous
sortis.
Lui indique Sengal. Rassuré,
Earon se décale de la porte pour paraitre moins suspect.
- D’accord. Je… Je viens juste
chercher deux, trois bricoles. »
Son ombre jumelle incline la tête
et repose ses yeux sur sa lame qu’il nettoie avec soin. Earon en profite pour
s’éclipser rapidement à l’étage. Il apprécie la discrétion de son frère et
surtout cette impression de soutien permanent qu’il peut lui transmettre en un
seul regard. Il attrape quelques bougies, de quoi les allumer et les
couvertures posées sur leurs lits. Il les plie comme il peut pour pouvoir les
dissimuler dans son sac à dos avant de descendre. Lorsqu’il est sur le point de
tourner la poignée, Sengal l’interpelle.
« Comment va-t-elle ?
Il se retient d’afficher sa
frustration et se retourne pour lui répondre le plus simplement possible.
- Ca va. Elle va mieux
maintenant.
- Tant mieux.
Il incline à nouveau la tête et
affiche un léger sourire en coin qu’Earon regrette d’avoir remarqué. Il se
passe la main sur la nuque en proie à un léger malaise que son frère abrège
rapidement.
- Que les Ombres vous gardent.
Earon hoche la tête assez vite.
- Oui. Toi aussi To’Eni. »
Il se retourne et quitte la
maison au plus vite. L’envie de la rejoindre prend le pas sur toutes ces
appréhensions. Il traverse la Brèche d’un pas vif en s’assurant que personne ne
le remarque. Une fois dans la maison, il verrouille avec soin la porte afin
d’être certain que personne ne viendra les déranger. Du temps seul avec sa
femme, c’est tout ce qu’il demande après tout ce qui leur est arrivé.
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