mardi 30 octobre 2018

Chapitre 1


Combattre ou mourir

Le poste avancé Fondateur situé à Vedasq se nomme le Compas. Il est constitué de bâtiments de taille diverse. Il y a quelques immeubles assez hauts, d’autres plus petits et quelques bâtiments individuels ainsi qu’un très large gymnase réaménagé. Ces bâtiments sont entourés d’un très large mur de métal surmonté de barbelés. Ce mur est assez épais pour que deux personnes s’y croisent pendant leur ronde de surveillance. Il y a une très petite porte blindée qu’utilisent les Fondateurs pour entrer et sortir du poste avancé. Celle-ci est placée sur une plus large porte qu’ils n’ouvrent qu’en cas d’extrême urgence. Il faut d’ailleurs être au moins deux pour tourner les grandes manivelles et ainsi actionner l’énorme système de chaines et de poulies qui soulèvent la grande porte.
Certains passages entres les bâtiments sont de simples chemins de terre tandis que le chemin principal qui mène de la porte vers le centre du poste est une route encore en bon état. Le centre est d’ailleurs installé devant une ancienne statue en cuivre. Pour honorer les anciens comme il se doit, les Fondateurs ont suspendus deux voitures rouillées sur des tiges de métal par devant cette statue. Ils ont ensuite installés un ensemble hétéroclite de fauteuils et de canapés en tout genre en arc de cercle autour d’un très large feu de camp établi au pied de ce monument.
Des tours de gardes sont positionnées à l’intérieur du Compas. Elles donnent un accès au chemin de ronde et surtout une vue assez large sur les environs extérieurs afin de prévenir toute tentative d’invasion ennemie. Des Fondateurs se relaient sur ces tours bien qu’elles soient de moins en moins surveillées la nuit.

Ils ont réaménagés la majorité des bâtiments qui composent le poste avancé. Dans les immeubles, seuls les quatre étages inférieurs ont pu être remplacés en dortoir, salles de stockages ou bien d’exposition de matériel ancien. Les étages plus hauts sont parfois trop instables pour y contenir plusieurs personnes en même temps.
Dans les bâtiments plus petits, sont installés les chefs de chaque section qui compose le système social des Fondateurs. Le dirigeant de ce poste avancé possède lui-même le plus large des bâtiments individuels.

Le gymnase, quand à lui, a été aménagé en bar, salle d’entrainement et contient également une large cage qui déborde même sur l’extérieur du bâtiment. Les Fondateurs en attente de jugement s’y font enfermés du côté intérieur. Le côté extérieur de cette cage, n’étant pas protégé des aléas de la météo, est réservé aux ennemis de la Fondation.

C’est ici, contre la partie la plus extérieure de la cage, proche du mur d’enceinte et de sa tour de garde, que se trouve une jeune femme. Elle est attachée aux grilles solides par une chaine reliée à une corde autour de son cou. La longueur de la chaine l’empêche de se mettre debout ou de s’allonger. Elle passe son temps agenouillée, les bras libres mais sans avoir la force de se détacher. Elle porte un sarouel et un débardeur tâchés de sang et déchirés à de nombreux endroits. Rien de plus.
Ses cheveux violets virent au noir à cause de la saleté et du sang qui les entaches. Elle garde le visage baissé, somnolant à moitié.
Cela fait tellement de temps que Myrtille se trouve ici qu’elle ne saurait même plus dire le nombre exact de jours qu’elle a passé sous ce ciel qui la malmène tout autant que ses bourreaux.

MourirElle se souvient. Elle était en train d’écrire à Santana pour calmer ses pensées et honorer la mémoire de sa sœur quand tout a basculé. Elle était à l’étage, les a entendus entrer doucement, lentement. Elle les a pris pour des Gris, pour sa famille.
Puis ils ont tout cassé. Tout, dans un élan qu’elle n’a pas compris. Elle s’est levée et a tendue l’oreille. Non, ce n’était pas des Gris, c’était des impurs.

Trop d’impurs.

Elle pourrait… Elle a tendu la main vers son carquois posé à sa gauche et a grimacé. Une seule flèche. Impossible. Elle a sorti son couteau et les a attendus. Elle n’aurait jamais pu les laisser sortir d’ici après tout ça, en tout cas pas indemne. Même s’il elle devait y rester.
On ne viole pas impunément sa maison. Lorsqu’elle les a entendus monter, elle a su qu’elle ne ferait pas le poids mais elle n’a pas reculé. C’était son territoire. Elle devait se servir de ça. Elle connaissait le terrain, pas eux.
Elle s’était placée, couteau en main, face aux escaliers, cheveux tombant sur sa nuque, pas de masque, pour lui donner l’air d’être une apprentie.

Six, elle en aura saigné six. Elle s’était battue comme elle le fait toujours mais elle a fini, elle ne se souvient pas comment, évanouie au sol, baignant dans une flaque de sang. Les quatre autres n’avaient pas assez morflés pour la laisser là, même s’ils la croyaient morte. Elle s’était faite attachée et trainée de bâtiments en bâtiments avant de finir dans cette cage.

Pardon Earon, pardon les Gris, j’ai échouée.

Combattre…

« L’échec n’est pas envisageable, To’NamSa, tu dois tenir bon. »

Myrtille relève la tête faiblement. Elle cligne des yeux sous la lumière éblouissante du soleil. Levant lentement une main pour la poser devant ses yeux, elle fixe la silhouette floue devant elle. Son cœur accélère dans sa poitrine lorsqu’elle lève son regard sur le visage familier de son frère de clan. Il se tient devant elle, les mains dans les poches, dans une position nonchalante, comme si le lieu ne le dérangeait pas.

« Earon ? »

Elle cligne des yeux, fronçant les sourcils. Un détail ne semble pas coller dans son esprit. Elle ferme les yeux de longues secondes en levant totalement son visage vers le soleil, comme pour y chercher un peu de lumière. Lorsqu’elle regarde à nouveau en face d’elle, il n’a pas disparu.

Son cœur loupe un battement, elle tente de se relever vivement pour tendre une main vers lui afin qu’il l’a sorte de ce cauchemar.

« Earon, aide m… ! »
La corde se resserre brutalement sur son cou, l’obligeant à se baisser pour lui permettre de retrouver sa respiration. Sa main tendue tombe au sol et la silhouette disparait comme un nuage de poussière sous ses yeux.

« Non… Ne me laisse pas… »

Elle se laisse totalement tomber contre la grille, le regard fixé sur l’emplacement vide. Son esprit tourne au ralenti, ne trouvant aucune explication au phénomène qu’elle vient de voir. En même temps, elle sent son cœur se serrer dans sa poitrine, sa respiration s’accélère, elle se sent oppressée. Elle est seule dans cette cage.

Dans un élan de détresse, elle tente de gratter la corde qui brûle sa gorge tout en tapant le sol de sa main libre. Respirer, s’enfuir, survivre, combattre…. Elle se débat de toutes ses forces, celles qui lui restent, pour tenter de se détacher de cette chaine infernale. Elle se blesse les mains, encore, mais cela ne lui fait plus rien. Même la douleur physique n’a plus d’impact sur son esprit. Pas après tout ce qu’ils ont fait. Pas après tout ce qu’elle a fait à cause d’eux…

Elle n’y parvient pourtant toujours pas.
Du plus profond de sa poitrine s’échappe un cri de rage et de peine. Il résonne longtemps entre les murs du Compas avant de s’éteindre avec le vent. Cela fait sursauter certains Fondateurs affairés autour du feu de camp. Un homme assis là pour fumer tranquillement esquisse un sourire avant de se lever pour se diriger lentement vers la cage et observer ce petit oiseau pris au piège.

Tout au sud du Compas se trouve le poste avancé Nashen appelé la Brèche. Celui-ci est composé de plusieurs maisons réaménagées. Il ne contient aucun bâtiment très haut. Cet emplacement a été sélectionné pour son manque de marque des anciens et sa très grande dégradation naturelle.
Bien qu’il soit dans un creux, l’emplacement n’en reste pas moins très protégé. Il est entouré d’un épais mur de lianes solides et de ronces façonnées manuellement par les Nashen. Sa porte est tout aussi blindée que celle des Fondateurs et les grandes portes en fer s’ouvrent avec un système de cordes et de mécanisme en bois.
Des tours de garde en bois ont été fabriquées tout autour du mur naturel.
Les chemins entre les bâtiments sont majoritairement tous en terre, il ne reste que quelques morceaux de route encore visible par endroit.

Les maisons ont été aménagées pour permettre à tous les membres d’un même clan d’y loger. Lorsque la place vient à manquer, la maison mitoyenne est utilisée. Ils stockent le matériel dans les maisons vides et également celles où logent les Nashen sans clan.

Le feu de camp a été installé non loin de l’église réaménagée en temple de prière, de la porte du camp et de la solide cage en bois. Il se trouve ainsi entre toutes les routes du poste avancé. Les Nashen s’y assoient autour à même le sol ou bien sur des troncs d’arbres disposés le long des murs des maisons.

L’ancienne station essence à gauche de la porte est devenue le garde-manger où toutes les ressources sont partagées équitablement. Un jardin où poussent divers fruits et légumes est entretenu juste en face, entre quelques maisons.

Au plus profond de la Brèche, au coin d’une ruelle sombre, se trouve la maison du clan des Gris Forestiers. Un jeune homme masqué quitte cette maison à pas de loups. Lorsque le soleil est haut dans le ciel, c’est toujours le moment où tous ses frères se reposent. Il ajuste son carquois dans son dos ainsi que son arc sur son épaule et se dirige à petites foulées vers la sortie du poste avancé.
Il porte comme à son habitude une tenue dépareillée, une veste rembourrée de combattant et un pantalon sombre. Il a réussi à trouver une paire de chaussure de bonne qualité dans l’un des immeubles du nord qu’il a fouillé il y a plusieurs jours. Le cuir n’est pas troué et, pour une fois, elles sont à sa taille.

Sans regarder derrière lui, Earon s’avance hors de la Brèche vers une plaine à l’Est. Son sac à dos ne le gêne plus pour courir depuis très longtemps. Il s’est entrainé pour ça sans relâche. L’esprit légèrement perdu dans ses pensées, il continue sa route vers sa destination sans véritablement faire attention à ce qui l’entoure.
Il connait ces routes, ces plaines, ces ponts, ces chemins dans le moindre détail. Il les connait de jour comme de nuit. Il vit à Vedasq depuis maintenant plus de six ans. Il les a toutes passées à parcourir la région d’un bout à l’autre pour un clan ou pour un autre.
Une fois arrivé en haut d’une petite montagne, il se permet de ralentir son pas. Son cœur se serre légèrement quand il aperçoit les anciennes tombes à sa droite mais il ne s’attarde pas dessus. Il se dirige vers le rebord de la montagne et fixe vers le Nord-Ouest, dans la direction du Compas.
Bien évidemment, il ne l’aperçoit pas d’ici. Cependant, le simple fait de fixer dans cette direction lui fait du bien. Il plonge les mains dans ses poches et reste un très long moment ainsi, le regard dans le lointain.

Il se souvient, lorsqu’il est rentré un matin après une alerte au feu dans un entrepôt non loin de la Brèche, Zeven refusait de le laisser entrer dans la maison. Sa maison. Leur maison. Il n’a pas compris, évidemment. Fatigué, énervé, il a envoyé son Frère aller se faire voir comme un malpropre tout en le bousculant et il a passé la porte.
Il a passé la porte sur un autre temps, un autre univers. Tout avait été dévasté, déchiré, détruit. Et ce sang. Ce rouge partout. Il ne restait plus rien de leur vie, leurs objets étaient tous éparpillés en morceaux.
Puis il s’est souvenu.

 Elle était là-haut.

Il a monté les escaliers quatre à quatre même s’il savait. Il le devinait, il le ressentait.

Elle n’était plus…là. Les pièces étaient vides, ou plutôt remplies de débris de leur passé. Des cheveux étaient collés au sol, mélangés au sang, il a attrapé la mèche à la teinte violet-rouge et l’a serrée dans son poing.
Figé, les mains tremblantes, il a gardé les yeux rivés sur la tâche de sang et les corps disséminés à l’étage qu’il n’avait pas vu avant. Il n’a pas vu ni entendu ses frères qui sont montés et qui ont découvert la scène à leur tour. Dans sa tête, un son strident a résonné sans fin.

Pourtant, dans la pièce, il n’y avait pas un cri, pas un bruit, seulement un silence pire que la mort.
Il a fait demi-tour brusquement et quitté la maison sans prononcer un seul mot.

Elle est partie. Nuit sans lune.

Son cœur se serre à l’évocation de ce souvenir. Il reste pourtant encore quelques minutes ainsi, debout face à l’immensité, le regard en direction de leurs ennemis qui ont capturés Myrtille. Elle est là-bas, il l’a entendue l’autre nuit. Il a cru avoir rêvé. Il commençait à envisager l’idée de perdre espoir quand son cri lui est parvenu. Comme un signe des Ombres… Un murmure du vent…

« L’échec n’est pas envisageable, To’NamSa, tu dois tenir bon. »

Dit-il à voix haute, seul sur cette montagne, les yeux tournés vers le Compas. Il ferme les yeux quelques secondes pour ne pas céder à cette envie stupide d’aller seul là-bas pour la sauver. Il sait que cela ne l’aidera en rien. Les poings serrés dans ses poches, dont les doigts de la main droite sont repliés autour d’une mèche de cheveux violets, il savoure la simple idée qu’un plan se prépare pour aller la chercher avant de tourner les talons pour rentrer à la Brèche.

Lorsqu’il commence à descendre la montagne, il croit entendre un cri venant de son dos. Il se retourne mais il est bel et bien seul ici. Il se passe la main sous son masque pour se frotter le visage et s’éloigne pour aller tenter de se reposer une fois qu’il sera revenu dans sa chambre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire