Earon inspire douloureusement. Il
a mal d’avoir vu les mains de sa sœur venir tenter de le tuer. Il a mal d’avoir
vu dans son regard sa détresse et ses excuses pour ce geste, ainsi que tout son
amour. Il a mal de reprendre si vite son souffle quand ses poumons étaient sur
le point de lui faire fau bon.
Il se relève et recommence sa
course, aussitôt rejoint par les Gris qu’il avait dépassés. Et heureusement, il
n’imagine pas comment ils auraient réagi face à son attaque. Ils auraient
conclu que son cas est trop instable pour le rituel… Il n’aurait jamais pu s’y
résoudre. Profitant de la nuit et du fait qu’ils ne puissent pas apercevoir le
sang qui goutte le long de son cou, il avance mine de rien vers le camp. Il la
serre contre lui, la protégeant des prochains dangers, lui promettant de lui
redonner sa liberté et de pouvoir l’embrasser à nouveau.
Ça lui a tant manqué. Leur
langage secret, ces baisers partagés aux détours d’une maison ou dans leur lieu
secret, ces gestes infimes mais pourtant qu’ils se destinaient de loin. Son
regard, son sourire, son rire, sa voix, tout lui manque. Sa douceur, sa
fraicheur, sa fâcheuse habitude de se mettre en danger pour rien ou de
l’énerver, il aurait voulu vivre ça milles fois plutôt que de la retrouver dans
cet état.
Il ne l’a même pas encore
vraiment retrouvée, elle est là, dans ses bras. Pourtant enfermée dans un
demi-monde, un autre espace, entourée des ombres et surtout à leur merci. Ils
vont devoir aller la chercher et il ne sait encore quel prix il va devoir
payer. Il s’en fiche. Elle a déjà bien assez payé comme ça.
Je donnerais tout ce que j’ai
pour revoir ton sourire, Ni’Luna.
Myrtille tourne sur elle-même, il n’y a rien. Le monde est une
immensité de vide, pourtant, elle n’est pas seule, elle le sent. Elle les sent.
Quelque chose la frôle, l’agrippe par la taille et la tire en arrière d’un coup
sec. Elle cri. L’écho se répercute autour d’elle avant qu’elle percute le sol à
bout de souffle.
Sonnée, elle met quelques secondes avant d’ouvrir les yeux. Il ne fait
plus noir, il fait jour. Il pleut. Elle est rapidement trempée, le sang
dégouline de ses cheveux et de ses vêtements, comme lavée, elle se lève et
regarde autour d’elle.
Elle se trouve sur le flanc d’une montagne abîmée par les années et au
sol brûlé par la chaleur. La pluie doit lui faire autant de bien qu’à elle. Un
sourire s’affiche sur son visage, elle ferme les yeux et accueille cette douce
purification, le sang a disparu. Elle se lève et marche le long de cette
montagne, c’est un chemin qu’elle n’avait pas fait depuis des années mais elle
le connait par cœur. Ils doivent l’attendre, elle est en retard, encore. Elle
retrouve les anciennes odeurs, les mêmes paysages, ses sensations oubliées,
elle se met à courir.
Lissana n’y sera pas, elle le sait, elle a été épargnée. Mais sa
famille l’attend, dans sa maison, sans doute même que sa mère sera devant la
cheminée et son père dans l’atelier. Santana lui ouvrira la porte, une moue de
réprobation sur le visage avant de lui ébouriffer ses cheveux trempés avec une
serviette chaude. Tout sera pardonné.
« Attendez-moi, j’arrive ! »
Fin termine d’ôter le sang sur
les cheveux de Myrtille. Le violet garde cependant une teinte sombre, il
grimace. Sa binôme, perdue d’un seul coup, dire qu’il a toujours senti qu’elle
ne pouvait pas être morte, pas comme ça. Il a laissé l’enfant aux soins de
Sengal et, avec Earon, ils préparent la jeune-femme pour le rituel. Il faut faire
vite, son souffle devient de plus en plus instable. A la lumière des bougies,
il a aperçu les marques sur le cou du Gris mais s’est tu. Lui aussi, il veut la
retrouver. Elle est son binôme depuis qu’il est de retour à la Brèche. Elle n’a
jamais laissé tomber, toujours à trouver une solution à tout, même dans les
pires moments. Cet instinct qu’il lui a souvent envié, il n’a même pas été
capable, lui, d’écouter le sien.
Lorsqu’Earon est ressorti de la maison, froid et silencieux, il s’est
douté qu’il se passait quelque chose de grave. Il est entré et est ressorti
aussitôt. Pas elle. Il a regardé Zeven, qui a secoué la tête. Morte ? Ça
ne se peut pas. C’est impossible. Il a pris son sabre et suivi Earon pour
éviter qu’il ne fasse une connerie.
Il savait énormément de choses depuis qu’elle est devenu son binôme. Il
savait donc à quel point Earon tiens à elle. Elle était vivante, il le sentait,
mais plus il le suivait, plus le doute s’installait. Earon ne pourrais pas y
croire si… Il le sentirait non ?
Maintenant elle est là, dans son
lit, de plus en plus fiévreuse. Il termine d’ôter le sang sur ses mains, son
cou et ses bras avant qu’Earon ne revienne avec des vêtements propres. Il se
baisse et murmure à son oreille une simple phrase, lourde de sens pour elle et
pour lui. Quelque chose qu’elle lui a appris, un soir lorsqu’ils discutaient
devant le Compas, prêts à porter une attaque pour honorer les ombres.
« Tu dois tenir, pour toi et
lui, ne l’oublie pas, tu n’es pas seule dans cette bataille. »
Elle s’arrête. La maison est là, face à elle en contrebas. Pourtant quelque
chose la retient. Un souvenir, un visage. Une odeur de menthe sauvage arrive,
soufflée par le vent, elle frissonne et s’entoure de ses bras. La pluie tombe
plus fort, la nuit tombe d’un seul coup. La maison disparait dans le
brouillard, elle tend la main mais ne bouge pas.
« …Tu n’es pas seule… »
Elle se mord la lèvre et laisse le brouillard venir l’entourer. Elle ne
peut pas partir, pas maintenant. Elle n’a pas peur, elle doit tenir bon.
Les Ombres l’entourent à nouveau, glaciales, douloureuses, emplies de
haine. Elle se laisse tomber à genoux et se barricade dans ses souvenirs. Elle
pense à la Brèche, aux Gris, à Earon et à Fin. Elle pense aux chasses
victorieuses, à celles où elle a dû ramener Fin blessé ou inversement. Ils
finissaient toujours par en rire et enchaîner sur un entrainement plus
vigoureux. Elle sent les caresses d’Earon, ses baisers, ses mots, sa force…
Elle se laisse envahir par cette douce chaleur, sa force. Les Ombres sont
toujours là mais leur pouvoir semble atténué. Elle sent leur soif qui fait écho
à la sienne et cela ouvre une brèche dans sa barricade.
Une Ombre s’infiltre, tel un serpent et l’entoure totalement. Les
souvenirs heureux font place à d’autres qui nourrissent son esprit de douleur,
d’envie de vengeance et de haine. Elle se met à trembler, elle n’avait jamais
laissé sa peine ressortir ainsi et l’Ombre qui s’en nourrit lui fait mal. Elle
lève la tête, dans son regard n’apparait plus que la haine.
Un cri résonne autour d’elle, son propre cri.
Allongée sur un lit, des phrases
rituelles écrites le long de ses bras en langue Nashen, les cheveux lavés
étalés le long de son visage, le souffle extrêmement léger, on pourrait la
croire morte. Les six Gris sont assis tout autour du lit. Des plantes brûlent
dans divers pots près d’eux. Les prières résonnent dans la pièce sombre. Seule
une voix diffère des autres. Celle de celui qui ira la chercher dans le royaume
des Ombres. Il l’a déjà fait. Assis au plus près d’elle, il fait goutter son
sang sur ses bras, son cou, sa poitrine et son front, répétant inlassablement
ses prières.
Il tressaille, les Ombres sont là
mais elles veulent la garder. Il force son chant et les sent reculer. Son
esprit se connecte alors à celui de Myrtille.
Il fait nuit noire comme ce soir.
Mais ils ne sont ni au compas, ni à la Brèche. Ils sont sur le flanc d’une
montagne aride. Il la voit un peu plus haut, droite, ses cheveux flottent au
vent et elle regarde un peu plus bas. Il s’approche et voit une maison tout en
bas dans la vallée. Les lumières sont allumés et de la fumée sors de la
cheminée. On entend des rires, des chansons. Il se tourne vers elle doucement,
elle a tourné les yeux vers lui.
Trop concentré sur sa tâche, il
ne remarque pas l’infime changement et lui tend la main. Elle regarde à nouveau
la maison quelques secondes puis sa main et fini par hocher la tête.
Lorsqu’elle pose sa paume contre la sienne, les Ombres les entourent,
furieuses. Elles ne comptent pas la laisser partir si facilement. Myrtille,
faible de les avoir tant combattues tombe dans les bras de Sengal. Il porte sa
sœur, entamant son chant, sûr de lui et avance. Les Ombres s’acharnent tout le
long de sa route mais il sait qu’elles ne gagneront pas, car les Gris le soutiennent
dehors. Il continue d’avancer avec sa sœur dans les bras et la ramène enfin à
sa place.
Il ne sait pas qu’il n’a pas
porté que Myrtille entre ses bras.
Earon est assis contre le mur sur
le lit adjacent à celui où Myrtille est toujours endormie. Depuis le rituel,
elle n’avait toujours pas ouvert les yeux et il n’avait pas quitté la chambre. Sa
fièvre était pourtant tombée depuis deux jours. Ses frères passaient de temps
en temps pour prendre de ses nouvelles ou tenter de le faire descendre prendre
une pause. Il n’avait pas quitté la chambre pour autant.
Cela lui semble impossible. Il
devait constamment la regarder pour être bien certain qu’elle était réellement
là. Il sait que tout aurait pu être différent. Un jour de plus et il n’y aurait
plus eu personne à sauver.
Il expire longuement, levant son
regard vers le plafond pour tenter de contenir ses émotions qui le tiraillent.
Il souhaite juste qu’elle se réveille, comme avant que tout cela n’arrive.
Qu’elle s’étire et se lève en titubant un peu avant de se tourner vers lui avec
son sourire.
Là-haut, une ancienne tâche de
sang lui donne des frissons. Il baisse rapidement son regard sur la chambre.
Ses frères y avaient passés beaucoup de temps à retaper les meubles. Il n’était
pas parvenu à revenir dormir ici avant qu’il n’entende son cri… Son esprit ne
pouvait s’empêcher de lui donner des images du combat qu’elle avait perdu dans
cette maison. Ces images ne cessaient de lui montrer sa nuit, inerte, allongée
sur le sol quelque part.
Il se frotte le visage pour
chasser ces souvenirs et se lève pour aller chercher un petit carnet en cuir
caché dans un coin de la pièce. Il l’avait trouvé sous des débris. Il savait
très bien que c’était son carnet et qu’elle devait sûrement écrire dessus
lorsqu’ils sont arrivés.
Il ne se serait jamais permis de
le lire auparavant. Les jours défilants, n’ayant aucune nouvelle, aucun indice
pour la retrouver. Il s’en était servi pour garder un lien avec elle. Il
feuilletait simplement le carnet et ses mots défilant devant lui provoquaient
des images et des sons. Son visage, sa voix, son rire, lui revenaient comme si
elle était près de lui.
Il retourne s’assoir sur son lit
en gardant simplement le carnet devant lui, posé sur le drap. Il le fixe en
silence pour lutter contre l’inquiétude qui lui noue la gorge. Pour éviter de
penser qu’ils étaient quand même arrivés trop tard. L’impossibilité de Sengal à
donner une explication ne calmait pas ses doutes.
Myrtille ne s’est toujours pas
réveillée.
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