Trois nuits…
L’enfant est pâle, il ne cesse de
trembler et tombe de plus en plus souvent dans une semi-inconscience. Myrtille
est assise contre le grillage et le fixe sans ciller. Son cœur s’emballe quand
elle voit ses poignets aux bandages rougis par le sang. Elle passe sa langue
sur ses lèvres sèches. Soif. Le gouffre est là, tout proche, elle le sent. Le
sol vacille autour d’elle pendant quelques secondes.
Elle secoue la tête et gratte encore doucement
son collier à un endroit précis. La lune est noire ce soir. Les Ombres
l’entourent, elle les sent, là, tout autour, se préparant comme elle à ce qui
va suivre. Elle écoute, attentive, glissant ses mains le long de son collier
lentement. Elle continue de fixer l’enfant, un sourire carnassier flotte sur
ses lèvres.
Le limier, membre des
renseignements et avant tout l’homme impur qui la torture jours après jours,
arrive pour son « Traitement ». Elle ne le regarde pas, elle est
prête. L’homme agrippe ses cheveux pour qu’elle le regarde, son sourire étrange
le fait un peu tiquer mais il hausse les épaules et la lâche, sûr de lui. Il
s’approche de l’enfant, prend lentement sa main, elle sait ce qu’elle doit
faire, elle ferme lentement les yeux pour capter le soutient des Ombres et les
rouvres pour le regarder pratiquer la sixième entaille sur le poignet du gamin.
Celui-ci ne réagit même pas, tel
un pantin, il s’est abandonné depuis longtemps à son sort. Il a cessé de se
débattre et de pleurer dès le premier jour, se repliant dans un quelconque
endroit dans sa tête. Elle ne lui a jamais parlé, les murs de ce camp sont
toujours truffés d’oreilles.
Elle tente de faire abstraction
de l’image sanguinolente de son ancien ami derrière eux, dans le fond de la
cage. Les Ombres semblent danser tout autour de lui. Elle cligne des yeux et
fixe l’enfant, son frère de faction, encore en vie devant elle.
Le poignet saigne à nouveau, le
rouge vermeil imbibe le jean de l’enfant qui a posé sa main sur son genou. Il
lève lentement les yeux vers les siens. Elle tressaille, ce regard. C’est une
prière, une supplication, comme l’autre : Tue-moi. Il a donc clairement
tout abandonné. Elle se mord la lèvre mais ne lui répond pas, elle détourne les
yeux. Les Ombres dansent à nouveau tout autour d’eux. Son cœur accélère dans sa
poitrine.
Ce soir, si l’enfant doit mourir,
elle mourra aussi. Elle ne peut plus se permettre de vaciller, ni même de
tomber et de devenir ainsi éternellement le pantin du limier. Elle est prête.
Elle a prié ces trois derniers jours pour leurs âmes à tous les deux. Elle a
dessiné des symboles dissimulés sur ses jambes pour leur permettre de ne pas se
perdre une fois qu’ils seront morts. Elle a prié pour ses frères à la Brèche,
pour qu’ils ne souffrent pas de leur départ…
Elle a prié pour les Gris et pour
qu’ils se retrouvent à la fin de la route.
L’homme tire l’enfant vers elle
et lui présente son poignet, elle pose ses lèvres sur la plaie, plante son
regard assuré dans les yeux du gamin. Il doit tenir, tout va bien se passer.
Myrtille ferme ensuite les yeux, buvant
lentement le liquide de vie, sentant le gouffre s’ouvrir un peu plus sous ses
pieds, les Ombres rugir autour d’elle. Le prix du sang, le sacrifice qu’elle a
accepté de faire lorsqu’elle s’est liée aux Ombres, le danger permanent de
devenir sa pire ennemie. La promesse de ne plus exister si jamais elle échoue.
Un son lui arrive par-dessus le bruit sourd
des battements de son cœur. Le hululement d’une chouette imité avec une flèche
spéciale. Une de ses propres flèches bleue-nuit. Son cœur s’arrête pendant
quelques secondes qui lui semblent être des éternités. Elle cligne des yeux,
regardant derrière le limier les Ombres danser. Elle manque de perdre pieds
devant ce retournement de situation. Elle croyait que ces Ombres venaient la
chercher. Elle était prête à mourir.
Pourtant, ils sont là, son
instinct l’avait trompé. Elle rouvre les yeux, évalue ses chances et hoche la
tête d’un léger mouvement, son cœur bat à tout rompre dans sa poitrine.
L’enfant le ressent et semble revenir à lui, doucement. Elle ouvre ses doigts
un par un et espère qu’il a compris.
Par les Ombres, faites qu’il ait
compris.
Tout se joue maintenant.
L’homme trop sûr de lui avait
fait deux erreurs : il avait laissé l’enfant libre, sans attaches et avait
lâché son couteau au sol pour pouvoir les observer tranquillement. L’enfant
suit le rapide regard de la femme et se laisse tomber rapidement, malgré son
état, sur l’arme pour lui jeter. Elle le rattrape au vol avant que le limier
n’ai esquissé le moindre geste et le remercie d’un signe de tête avant de
trancher son collier là où elle l’avait déjà bien abîmé.
Myrtille se lève lentement face à
l’homme. Elle tente de tenir droite malgré les crampes qui tiraillent les
muscles de ses jambes après autant de temps passée à genoux. Elle raffermi sa
prise sur la lame et ce simple geste l’électrise toute entière, noyant ses
muscles sous une bouffée d’adrénaline puissante.
Ahuri, il n’a pas bougé mais sort
rapidement son sabre. Malheureusement pour lui, les Gris ont eu le temps de
traverser les égouts et font déjà un massacre dans le camp. Elle entend les
cris tout autour et les plaintes des blessés. Ce son est comme un chant à ses
oreilles sur le rythme duquel ils dansent. La nuit est à eux. Elle soulève le
gamin et le prend comme un sac sur ses épaules. Si l’homme l’attaque elle s’en
fiche d’avoir un poids, elle ne laisse personne derrière. Il la fixe, ce regard
qu’elle connait lui promet tant de choses.
« Tu ne sortiras pas vivante
d’ici.
Myrtille lui sourit, déterminée.
- Bien sûr que si. »
Au même moment une flèche noire
se plante dans la main qui tient le sabre. Dans un cri qui rejoint les cris des
autres victimes, il lâche son arme, aussitôt, elle place la pointe de son
couteau sous sa gorge et le force à ouvrir la porte de la cage. Elle lui fait
jeter les clés après s’être enfermé.
Un dernier regard sur le sol noir
de sang et le fantôme de son ami puis elle se met à courir.
L’instinct de survie et
l’adrénaline lui donnent la force de courir alors que cela fait des jours
qu’elle ne mange rien et n’est abreuvée que de sang et de pluie. Myrtille saute
par-dessus les nombreux corps des victimes que les Gris, sa famille, et
d’autres Nashen tout autour d’elle, sont en train de faire. Elle n’attend
personne, elle veut sortir, elle veut fuir, elle veut parcourir le chemin qui
lui reste à faire aussi vite que possible. L’enfant ne pèse presque rien pour
le moment, mais elle sent déjà qu’elle faiblit. Elle passe la porte du camp
qu’ils ont ouvert en grand, ils sont là, derrière elle, pas loin. Leur cri
empli la nuit, elle sourit légèrement, c’est une grande promesse.
Un cri de guerre, un cri de
pouvoir, que nul n’oubliera.
« Craignez la nuit ! »
Myrtille s’enfonce dans la nuit,
prenant les chemins qui ne vont pas directement au camp. Il faut qu’elle soigne
l’enfant, le faire sur le seul chemin connu de tous n’est pas judicieux. Ils la
suivent, où qu’elle aille, elle sait qu’ils la suivront.
Fin, son binôme, la rattrape et
il lui jette un arc, au cas où. Elle a tout juste le temps de mettre le couteau
dans la ceinture de l’enfant avant d’attraper son arme de prédilection. Avoir
l’enfant sur ses épaules ne la gênera pas pour tirer. Ils savent qu’ils sont
suivis, ils ne restent jamais sur une défaite, même cuisante, ces idiots
d’impurs.
Elle dépasse l’entrepôt de
vêtements, ses forces l’abandonnent, elle le sent. Elle jette un regard à Fin
qui ne la quitte pas, il fait un geste pour indiquer une route peu fréquentée en
bordure. Elle acquiesce, il la devance pour vérifier qu’il n’y a pas de danger.
Elle avance dans le chemin de moins en moins vite. Ses jambes finissent par
l’abandonner. Elle tombe à genoux et, dans sa chute, brise l’arc qu’elle tenait
droit.
Les éclis volent tout autour dans
un craquement qui résonne à ses oreilles. Son bras gauche la brûle mais elle ne
s’en préoccupe pas. Leur position est donnée à cause de sa bêtise, elle tente
de se lever mais ses forces l’ont complètement abandonnée. Elle reste à genoux,
l’enfant sur l’épaule, les débris de l’arc tout autour d’elle. Le bruit résonne
encore dans son esprit, elle n’entend pas Fin revenir, ni les Gris l’entourer.
L’enfant pèse lourd sur elle, elle le bascule dans ses bras et le garde contre
elle. Elle se concentre sur son souffle fiévreux. Elle lutte pour ne pas tomber
dans le gouffre autour d’elle, s’accroche à ce qu’elle peut…
Puis tout devient noir.
Earon la voit tomber en arrière
et se précipite pour la rattraper. Il s’en est fallu de peu. Fin récupère
l’enfant dans ses bras avec douceur. Earon l’inspecte rapidement et se retient
de retourner bruler le camp sous la colère. Il avait failli ne pas la
reconnaitre dans la cage. Sa façon de tenir le couteau dans sa main gauche
l’avait rassuré. La voir de plus près dans cet état lui brise le cœur. Il
s‘agenouille et la soulève dans ses bras. Elle est brûlante et tremble
énormément. Fin l’interpelle et lui montre les poignets de l’enfant. Au même
moment, ses frères arrivent à leur niveau. Et merde !
Sengal arrive près d’eux et
s’approche de Myrtille. Il prend son menton et observe son visage pâle. Elle en
a bu. Son cœur s’emballe, il regarde son ombre jumelle et ils savent tous deux
qu’il va leur falloir agir vite. Il leur faudra aller la récupérer avant
qu’elle ne sombre totalement. Il la réajuste dans ses bras avant de se remettre
en route.
Tiens bon, Myrtille, on va venir
te chercher.
Il n’arrive toujours pas à
réaliser. Dans son corps se diffuse encore toute l’adrénaline du combat qu’il
vient de mener contre les Fondateurs. Depuis sa sortie de la Brèche, il
n’attendait qu’une seule chose, c’était de retrouver Myrtille en vie puis
d’éliminer un maximum de Fondateurs en laissant libre court à sa fureur. Earon
serre les dents lorsque son regard dans la cage lui revient en mémoire.
Il avait dû apprendre à la petite Kira à faire tourner la flèche
bleu-sombre entre ses mains comme il fallait pour qu’il s’infiltre avec ses
frères dans le Compas et que Myrtille reçoive tout le même le signal.
Personne n’aurait pu l’empêcher plus longtemps d’y entrer.
Il s’était faufilé en premier comme une ombre depuis les égouts
jusqu’aux ruelles les plus reculées pour grimper sur les toits et avoir une vue
globale de la cage. Il était là quand l’homme est arrivé et qu’il a trainé
l’enfant vers elle. Il a vu le regard qu’elle avait dans la lumière des chandelles
entourant les grilles.
Myrtille était prête à mourir.
Sa flèche noire était déjà encochée quand l’homme a collé le poignet
sanglant de l’enfant sur ses lèvres. Il ne la laisserait pas tenter une folie,
pas alors qu’ils étaient là pour lui faire quitter cet enfer. C’est à ce
moment-là que le hululement d’une chouette s’est fait entendre de l’autre côté
du mur. C’était le signal pour indiquer que tous les combattants Nashen étaient
dans le Compas.
Earon avait sauté du toit pour atteindre le mur d’enceinte et s’était
placé au-dessus de la porte de la cage. Il avait alors attendu qu’elle soit
prête pour tirer sa flèche et lui permettre de sortir en toute sécurité. Son
cœur s’est accéléré lorsqu’il a vu cette femme, son apprentie qui n’a pas cessé
de le surprendre, sa sœur Grise et bien plus encore, se lever faiblement et
tenir droite face à son bourreau avec seulement un couteau à la main. S’il
avait pu prendre son temps, il aurait réduit le limier en un simple tas informe
de boyaux et de sang.
Myrtille est encore en vie. Elle
est là, dans ses bras. Il sent son cœur battre contre son torse, son souffle
fiévreux contre sa nuque. Il ajuste sa prise pour la serrer un peu plus contre
lui et faciliter sa course. Elle sera bientôt de retour à la maison, en sécurité,
auprès d’eux.
Mouvement, chaleur, douceur. Myrtille
ouvre les yeux, tremblante, faible. Elle tente de bouger pour comprendre contre
qui elle a son visage mais son corps ne répond plus. Elle voudrait l’agripper
pour lui dire qu’elle est réveillée, lui parler pour le remercier et lui dire
qu’elle a faim et soif…
L’homme continu de courir sans
voir ses yeux grands ouverts qui tentent de capter les siens. Elle se concentre
alors sur ce qu’elle peut apercevoir ou sentir afin de deviner son identité. Il
sent… Une odeur de plante qu’elle connait et qui réveille en elle plusieurs
sensations qu’elle a d’abord du mal à identifier. Il sent la… La menthe
sauvage… Earon !
Prisonnière de son corps, elle
est incapable de se blottir contre lui comme elle l’a tant désiré. Il enjambe
un tronc et sa tête bascule un peu. Elle s’aperçoit que son champ de vision est
réduit à presque rien, entouré de noirceur. Elle ne voit donc que son cou. Son
cou fin à la peau douce et salée qu’elle aimerait embrasser. Son cœur s’emballe,
la sensation de soif se fait plus forte. Elle secoue la tête mentalement pour
s’en extraire mais son besoin augmente au fur et à mesure que ses yeux restent
fixés sur sa gorge.
Non pitié pas ça.
Elle sent alors son corps agir
sans son contrôle, ses mains frémir et un râle étrange monter dans sa gorge.
Earon s’arrête, surprit et la regarde. Son masque l’empêche, comme toujours, de
savoir si elle le regarde dans les yeux ou non. Elle tente de lui faire
comprendre sa détresse mais ses mains réagissent plus rapidement et empoignent
sa gorge.
Elle lutte mentalement contre les
barrières qui l’enferment dans sa propre tête pendant qu’elle se voit serrer la
gorge de celui qu’elle aime avec la force qu’elle est encore capable d’avoir.
Il ne la lâche pas, pourtant, pour tenter de desserrer son étreinte. Il la fixe
et s’agenouille sous le manque de souffle.
Elle voudrait hurler, le supplier
de stopper ça. Elle voudrait qu’il se débatte, qu’il l’empêche de lui faire du
mal. Elle sent ses propres ongles se planter dans sa peau et voit le sang
commencer à couler. Elle se demande où sont les Gris, car elle n’entend rien de
ce qui les entoure. Elle continue de se débattre de toute sa volonté et même
plus pour repousser ses mains qui blessent son frère, sa nuit. Elle supplie les
ombres, les Gris, d’intervenir.
Je vous en prie, aidez-moi !
Myrtille ne sait d’où lui vient
alors l’idée, si c’est d’elle, du murmure du vent ou du reste mais
l’illumination traverse son esprit comme un éclair. Un rapide éclair qui
fissure les barrières sombres dans un élan d’espoir. Elle relâche une main, une
sur les deux c’est déjà pas mal. Elle puise dans son courage, sa force, son
amour pour lui, pour tendre cette main vers sa sacoche à herbes et en sortir
une feuille d’herbe sombre. Elle lutte encore, quelques secondes, pour remonter
sa main et la placer sur sa gorge pour lui faire comprendre.
Ayant épuisé son quota de
puissance mentale, elle sent les barrières se refermer autour d’elle et sa main
aux ongles ensanglantés venir frôler ses lèvres. L’odeur enivrante du sang lui
donne l’impression que le monde se met à tourner autour d’eux. Earon retire
lentement la main qui soutenait ses épaules vers sa propre main et la repousse
de son visage. Son mouvement la fait basculer en arrière et perdre un peu de
force au passage. Il soutient ses jambes sur les siennes et libère ainsi son
autre main qui vient ouvrir sa bouche avec délicatesse pour y glisser la
feuille.
Le goût puissant l’électrise
toute entière. Elle sent son corps réagir brutalement, comme s’il était
traversé par un courant fulgurant. Elle se cambre dans un cri, ses mains
tombent mollement le long de son corps et ses yeux se ferment. Non ! Elle
ne voit plus, n’entend plus. Seule l’odeur de menthe la garde présente et sure
qu’elle est encore en vie. Elle le sent vaguement la soulever à nouveau et se
remettre à courir.
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