mardi 30 octobre 2018

Chapitre 2


« Chaque fois que « les Gris » feront une victime, tu en fera une de tes propres mains. Tu as déjà prouvé que tu en étais capable, n’est-ce pas ? »

Myrtille garde le silence, le visage baissé. Il fait une pression sadique sur la corde autour de son cou. Elle hoquette, rentre ses ongles dans la terre, pliée en deux par le manque de souffle. Elle ne compte pas le supplier d’arrêter, ni lui montrer qu’elle commence à perdre pieds. Elle se concentre sur les souvenirs que ses paroles réveillent en elle pour tenir.
Elle ne se souvient pas du nombre de jours qu’il leur a fallu, la forçant à torturer son ami, pour qu’elle craque et plante ses mêmes ongles dans son cou, folle de culpabilité. En larmes, elle l’a entendu gargouiller un « merci » dans son dernier souffle. Ils l’ont laissé se vider de son sang puis ils ont retiré son corps pour le donner au molosse qui traine devant le Compas.

Elle a entendu Earon le soir même.
Punition ou récompense ?

La corde se relâche, elle ne montre pas à quel point elle souhaite poser ses mains à l’endroit où la corde a percé sa peau. Jamais elle ne pliera devant eux. Si elle doit mourir, elle le sera des mains d’Earon. Car il devra la tuer s’ils continuent leur manège. Si elle craque et que… Non ! Elle préfère ne pas y penser.
Elle secoue la tête, ses cheveux balayent son visage, elle y revoit le sang séché, le sien, le leur et celui de son ami. Le violet dont elle a toujours été fière se transforme en noir. Elle ne serait sans doute pas capable de se reconnaitre. Ses yeux sont rouges du manque de sommeil et la faim, use son corps rapidement.
La faim, sa plus ancienne compagne, cette douleur permanente qui lui permet de tenir en semi-méditation pour ne pas devenir folle.
Ils n’ont plus personne à par elle pour le moment, et ce depuis des jours. Elle sourit à son geôlier qui sourit à son tour et hoche la tête. Sous ses yeux horrifiés, ils font entrer un enfant aux yeux gris. Un frère, trop jeune pour mourir.
L’enfant la regarde et met de longues secondes avant de la reconnaitre et de baisser les yeux pour le cacher. Il sait qu’elle est une Grise et son apparence ne doit pas le rassurer. Elle veut le rassurer, lui dire que tout ira bien, mais elle sait que cela ne fera que leur donner envie de commencer les hostilités rapidement.

Tenir, tenir, tenir.

«  Tu as faim j’imagine ? »
Elle secoue la tête et se prend une claque monumentale. Son corps faible ressent la violence du coup et semble la multiplier. Elle est sonnée et voit flou quelques instants. Juste assez pour ne pas avoir vu qu’il avait sorti son couteau. Son sourire s’élargit, il attrape le poignet de l’enfant et l’entaille. Derrière eux, elle voit son ancien ami, debout, vivant. Il pose sur elle un regard bienveillant avec un léger sourire avant de disparaitre.

Elle sursaute et se recule contre les barreaux. Elle ferme les yeux et tente de bloquer tous ses sens. Son cœur s’emballe, son estomac de contracte. Elle ne peut pas. Ce soleil de l’après-midi la rend fiévreuse, elle enfonce encore plus ses doigts dans le sol aux sanglots étouffés de l’enfant. L’homme s’impatiente, il attrape sa mâchoire avec une force étonnante, lui ouvre la bouche, plante un regard malsain dans les yeux qu’elle a écarquillés sous la surprise et colle le poignet ouvert contre ses lèvres. Le sang goutte abondamment sur sa langue, son cerveau déclenche toutes sortes de signaux en même temps. Elle se sent glisser sur la pente, dangereusement.

Du sang pur, bordel !

Mais elle perd le contrôle. Son cœur s’emballe, la faim l’entoure comme un nuage sombre et vient caresser son estomac lorsqu’elle avale le sang. Sa vision s’assombrit, elle ne voit plus que le sang sur le poignet devant elle. Elle n’entend plus que sa promesse de force et de puissance dans le son de chaque goutte qui tombe.
Une image traverse son esprit.

Un petit feu de bois crépite près d’une maison, dans un endroit où elle se sent en sécurité. Elle tend son poignet qu’elle vient d’entailler à un homme en face d’elle. Elle ne suit qu’une intuition qui va bouleverser sa vie. Son sang goutte doucement sur le sol pendant qu’il hésite.

L’enfant gémit doucement, la sortant de sa torpeur, augmentant son besoin de faire souffrir ses ennemis. Elle en oubli littéralement qui est devant elle et de qui vient le sang. Elle ferme les yeux et attrape le poignet de l’enfant pour capter plus de ce breuvage ahurissant. Elle n’a plus en tête que l’envie de boire encore et encore de ce sang. De puiser la force de tous ceux qui l’entourent, de se laisser couler dans la noirceur totale, de posséder plus de vie que quiconque, entendre leurs cris, déchirer leur peau…
Les nuages couvrent le soleil et cette perte de lumière soudaine lui remet les idées en place. Elle repousse le poignet et crache au sol ce qu’elle n’a pas encore avalé. L’enfant tremble et l’homme de délecte de son nouveau jeu. Elle s’entoure de ses bras et se mord la joue pour éviter de perdre pieds.

Mon Dhasir, Earon, je t’en prie, fais vite !

De tous les traitements qu’elle a reçu, aucun n’avait jusque-là dépassé le seuil de tolérance qu’elle s’est fixée en étant auprès de Monsieur Sarri et encore moins celui placé auprès des Gris. Mais boire ce sang allait avoir un impact bien plus profond en elle que sur son physique ou son mental. Car elle fait partie d’une famille liée à quelque chose de plus fort que tout ça. Quelque chose d’invisible mais pourtant bien présent. Les Gris l’ont entrainée à tenir le coup mais l’éventualité qu’on lui fasse boire du sang pur n’a jamais été envisagée. Elle se recroqueville contre la grille et essuie son menton avec son bras. L’homme attache l’enfant plus loin et sort de la cage.

Le soleil va bientôt se coucher, il va surement aller diner et se coucher avec sa putain. Celle qu’elle avait déjà attrapée, torturée et droguée maintes fois avec Earon. Elle sourit à ce souvenir. Lorsqu’elle sortira, elle l’égorgera pour de bon, sous ses yeux, et elle boira son sang sans qu’il puisse réagir. Cette idée la fait plonger dans une semi-inconscience le temps que la nuit tombe.

Tu crèveras mais pas avant d’avoir souffert, impur.

Earon s’étire. Il n’a pas réussi à fermer l’œil de la nuit. Il a allumé quelques plantes dans un pot en terre et a médité tout le reste de la journée, enfermé dans un brouillard seul dans sa chambre. Il ne s’est mis à bouger que lorsqu’il a entendu ses frères se lever. Le soleil allant bientôt se coucher, ce sera bientôt l’heure du Conseil.
Chaque semaine, l’ensemble des Nashen se regroupe à la tombée du jour autour du feu de camp pour discuter de divers élément. La vie du camp, l’admission de membres dans un clan, l’attribution de l’insigne a des Turnes qui souhaitent rejoindre la Brèche, tout y passe. Ce conseil est dirigé par le clan des chamanes. Elles imposent l’ordre et la discipline pendant les réunions pour éviter que cela ne déborde. Depuis longtemps, les Nashen fonctionnent dans un système matriarcal. Seuls les chefs de clan et les femmes ont le droit de vote pendant les conseils. Lorsqu’il y a égalité, ce sont les chamanes qui tranchent.

Earon a toujours eu du mal à supporter ces longues heures de discussions parfois stériles. Il n’attendait toujours qu’une seule chose, c’est qu’il se termine pour pouvoir sortir chasser avec ses frères de clan. Cependant, ce soir, c’est différent. Cela fait cinq nuits qu’il a entendu Myrtille derrière les murs du Compas et c’est ce soir qu’ils vont en informer le conseil.
Bien que les Gris établissent un plan depuis la première nuit où il est revenu les en informer, il espère que la Garde va leur prêter main forte. Depuis toujours, les Gris et la Garde entretiennent un certain conflit dans leurs diverses pratiques de la justice et de la protection de la Brèche. Pourtant, il sait très bien que depuis son arrivée ici, Myrtille a noué des liens avec énormément de Nashen et il compte sur ce lien pour la sauver.

Le cœur encore serré, l’esprit embrumé par la fatigue et la méditation, il met son masque et descend rejoindre ses frères qui discutent autour d’un repas préparé par Sengal. Dans leur maison, ils portent très peu leur masque mais personne ne lui reproche lorsqu’il arrive au rez-de-chaussée. Cela fait plusieurs jours qu’il le porte, depuis son départ…

Les discussions vont bon train, il prend son assiette et s’assoit comme à son habitude contre le mur sous l’escalier. Il se force à avaler quelque chose car il sait que son corps en a besoin après la méditation mais son estomac semble se retourner à chaque bouchée. Il n’entend pas vraiment les échanges entre ses frères, dans sa tête, il revit encore une fois le jour de sa disparition. Il se repasse les jours de recherches infructueuses et son état de plus en plus renfermé envers tout le monde. Il se retrouve à nouveau derrière ce mur qui les sépare…

Sengal pose sa main sur son épaule pour lui indiquer qu’ils sont prêts. Il hoche la tête pour le remercier et pose son assiette sur un meuble en se levant. Il repasse la main dans sa poche sur la mèche de cheveux qu’il serre brièvement tout en suivant ses frères en direction du feu de camp. L’appréhension est à son comble lorsqu’il se positionne à sa place, à la gauche des chamanes, contre un tronc aux côtés des Gris Forestiers.

Petit à petit, les Nashen viennent prendre place autour du feu. Chacun discute tout bas avec son voisin, c’est comme un léger chant qui monte au sein de la Brèche au fil des arrivées. Comme le murmure d’une tempête dans les plaines. Lorsque les chamanes arrivent et allument le feu, les voix se taisent une à une, lentement.
Après une prière à Laku et aux peuples éveillés, elles annoncent l’ouverture du Conseil.

Installée de côté contre la grille, Myrtille passe ses bras autour de ses jambes pour tenter de garder ses mains au chaud. Elle tremble légèrement de froid, de faim et de cette envie de sang qui ne la quitte plus. Son souffle lent lui permet de garder contact avec la réalité. A moins qu’il ne lui facilite les visions qui l’entourent depuis que le soleil s’est couché.

En face d’elle, son ancien ami est lui aussi assit contre le grillage et la fixe de son air toujours bienveillant. Elle a beau cligner des yeux, il ne disparait pas. Elle ne parvient pas à regarder ailleurs. A sa droite, un peu plus loin dans la cage est attaché l’enfant dont le poignet est toujours rouge de sang. Elle le sent, elle le sait. Il est silencieux mais elle sait qu’il l’observe du coin de l’œil.

Si elle craque devant lui comme elle l’a fait un peu plus tôt dans la journée, elle sait qu’il va flancher et qu’il se laissera mourir. Elle lutte de toutes ses forces pour rester saine d’esprit et pour être un exemple, un espoir, auquel il peut se raccrocher.

Dans le ciel, les nuages passent régulièrement devant la lune. Chaque fois que sa lumière disparait, son ami devient une ombre horrible et effrayante. Il devient un cadavre dont le sang coule de sa jugulaire, le regard rempli de douleur et de paix. Il devient un être entouré d’ombres, s’il n’en est pas une lui-même. Son apparence change sans cesse pour redevenir celle de son ami, bienveillant, tranquille.
Myrtille ne peut cesser de le fixer et de sentir le gouffre s’ouvrir autour d’elle lorsque la lune disparait. La culpabilité et la peur la rongent au plus profond. Se laisser sombrer lui serait si facile, s’enfermer dans une noirceur infinie, plus douce que cette cage, la tente en permanence. Pourtant, lorsqu’elle envisage cette idée, l’image des Nashen réunis au conseil s’impose dans son esprit et lui permet de s’échapper face à la tentation.

Elle se souvient de ses premiers conseils et des débats potentiellement houleux que les chamanes parvenaient à calmer au dernier moment. Elle sourit doucement dans la nuit, emportée par le vent jusqu’à la Brèche pour entendre encore une fois les voix de chacun. Devant elle, son ami lui sourit en retour avant que la lune ne disparaisse à nouveau et transforme son sourire en une plaie béante et sanglante sur son visage.

Myrtille se recroqueville dans un frisson et quitte enfin des yeux le fantôme de son ami pour fixer le sol. Elle y dessine la forme de l’insigne Nashen puis se force à ne pas la quitter des yeux jusqu’à ce que le sommeil l’emporte pour de bon.

Elle n’entendra pas le hululement de la chouette qui résonne à nouveau derrière les murs au milieu de la nuit, ni la promesse qui l’accompagne.

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