mardi 30 octobre 2018

Chapitre 6


Earon fixe le ciel, allongé seul sur le toit d’une maison au milieu de la Brèche. Il est parvenu à emmener Myrtille jusque dans son lit sans qu’elle n’ouvre les yeux un instant. Il n’a pas pu, pourtant, rester auprès d’elle.
Son esprit est rempli d’émotions diverses qui se bousculent. Il ne sait plus totalement à quoi s’en tenir ni ce qu’il ressent. Afin d’éviter de la réveiller en se retournant sans cesse dans son propre lit à côté d’elle, il a préféré sortir prendre l’air.

Une ombre apparait sur sa droite. Intrigué, il tourne la tête et lève les yeux pour regarder derrière lui. Sengal se tient debout près de lui sur le toit, regardant nonchalamment vers l’horizon.

« La nuit n’est pas encore terminée.
Dit-il, comme s’il se parlait à lui-même. Earon sourit sous son masque sans répondre.
- Le ciel est clair mais on dirait qu’une tempête fait rage.
Earon relève la tête vers son frère avant de l’enfoncer entre ses épaules.
- Peut-être qu’une chasse permettra de calmer ces ombres qui tourbillonnent, tu ne penses pas mon frère ?
Sengal le regarde. Il ajoute encore :
- J’ai entendu dire qu’un groupe de fondateurs allait souvent attaquer le village aux Pâtis.
Il lui tend son carquois et son arc, attendant patiemment sa réponse.
- Peut-être que…oui. »

Earon se relève vivement. Il attrape ses armes et les positionnes dans son dos. D’un simple hochement de tête, il indique à son ombre jumelle qu’il est prêt. Ils partent alors de la Brèche en direction du village des Neutres pour une chasse comme il les aime.

Sengal a toujours été un combattant qu’Earon apprécie accompagner. Lorsqu’ils chassent ensemble, leurs mouvements sont coordonnés, fluides, sans qu’ils aient besoin de se dire quoi que ce soit. C’est pour cela que depuis le premier combat en sa compagnie, Earon le considère autant comme son frère que comme son ombre jumelle.
Il est là, toujours, juste à côté. Earon court, il suit. Il saute, avance, contourne, il le voit toujours du coin de l’œil. Arrivé près du village, le sabre en main, d’un seul regard, il hoche la tête. Ils localisent le groupe de fondateurs qui se dirige vers le bar pour y imposer leur loi. Il fait le tour de l’autre côté pendant qu’Earon longe la vieille église sans bruit, la nuit les accompagne. Il sent sa force autant que la sienne et que les ombres qui l’entoure. Il n’est plus. Il est l’ombre. Il est la nuit. Vengeance, sauvagerie, sang ! Les coups volent, les flèches frémissent, les cris fusent. Tout s’enchaîne et c’est une danse à deux qui commence. Partenaire, enchainement de frappes, l’un tire, l’autre entaille. 
Ils s’éloignent aussi vite qu’ils sont arrivés, vainqueurs. Aucun neutre n’aura été blessé pendant cette danse. Les fondateurs encore en vie se sont enfuis aussi vite qu’ils le pouvaient.

Le cri, toujours le même, résonne dans leurs entrailles et les fait sourire :

« Craignez la nuit ! Car la nuit est nashen ! »

Et c’est en frères qu’ils combattent, en frères qu’ils avancent et en frères qu’ils lèvent leurs armes vers le ciel pour saluer les ombres.

Des murmures. Myrtille entend des murmures au rez-de-chaussée. Elle se lève lentement de son lit pour s’approcher de la porte et distinguer les paroles.

« Elle est là ? Tu en es sûr ?
- Ouais, je te dis qu’elle est là. Ils l’ont attachée dans la pièce du fond.
- Tu es sûr qu’on peut vraiment faire ça ?
- Nan. Mais j’en ai envie, qu’est-ce que ça change hein ? »

Elle fronce les sourcils et se retourne. Elle se voit alors inconsciente, attachée à un ensemble de tuyaux qui passent le long du mur du fond. Son cœur s’emballe. Elle tente de se réveiller mais quelque chose la garde dans un sommeil profond. Un produit peut-être. Elle frissonne.

Trois hommes rentrent dans la pièce en tenant une chandelle et divers armes non tranchantes improvisées. La lumière soudaine provoque son réveil. Elle se redresse vivement pour tenter de se lever et de se mettre en position défensive mais n’y parvient pas. Ses chaines la retiennent en arrière.
Myrtille se voit, impuissante, lever son visage et les regarder en dissimulant comme elle peut la peur qui lui noue le ventre.

« Tu vois, je t’avais dit qu’elle était là.
- Ouais. C’est donc toi la femelle des Gris. Tu sais qui t’as tué dans ta sale baraque ?
L’un d’eux s’approche tout en faisant balancer son bâton dans sa direction pour la menacer. Elle avale sa salive et serre les poings et tente de tirer sur ses chaines pour s’en défaire, produisant un son métallique qui résonne dans le bâtiment.
- Ton honneur, peut-être ?
Ils grognent et s’approchent tous ensemble de plus en plus près.
- Allez les gars, vous allez pas frapper une femme attachée quand même. »

Elle reçoit un coup violent sur son épaule droite qui la fait taire. Elle pose un genou à terre sous la puissance du coup mais garde tout de même la tête levée vers eux. Myrtille se voit disparaitre derrière les trois hommes. Elle n’entend plus que les coups et le son métallique des chaines qui frottent contre le tuyau.

Elle entend son cri qui se répercute sur les murs du bâtiment.

Myrtille se réveille en sursaut dans son lit. Elle pose une main sur son cœur battant en fixant le plafond de sa chambre. Elle est en sécurité. Elle est rentrée. Tout va bien. Elle se force à respirer lentement pour calmer ses émotions et ne pas craquer à nouveau. Quelques larmes roulent sur ses joues mais elle parvient à éviter la crise.

Une fois calmée, elle remarque qu’Earon n’a pas dormit là. Grimaçant légèrement sous la douleur provoquée par son attelle et les quelques crampes encore présentes, elle se lève de son lit. Les chambres sont toutes vides. Elle descend lentement au rez-de-chaussée et y trouve de quoi manger.
Tout en grignotant, elle fait le tour de la pièce pour aller glisser ses doigts le long de son arc réparé. Le bois bleu-sombre brille doucement sous les quelques rayons de lumière qui traversent les rideaux. Le bras gauche en attelle ne lui permettra pas de tirer à l’arc avant un moment. Ce n’est pas l’envie qui lui manque d’entendre à nouveau le son de la flèche qui traverse l’air et se plante dans la cible.
Un léger frisson lui parcours le dos. Elle remonte dans sa chambre pour mettre sa tenue de combat. Elle ne peut pas se permettre de sortir en plein jour sans cette tenue. Elle souhaite éviter qu’ils la voient aussi faible. Elle met du temps avant de trouver un moyen de passer son bras dans la manche sans grimacer de douleur. En nage mais habillée, elle redescend et sort de la maison en refermant doucement la porte. Le vent frais du début de journée la fait sourire. Elle vérifie que son masque est bien accroché avant de se diriger vers le feu de camp.

Arrivée près du cercle de pierres que les membres du clan des bienfaiteurs se chargent de remplir en bois pour la nuit prochaine, elle s’arrête pour observer leurs déplacements. L’épaule gauche appuyée sur un pan de mur juste derrière leur place habituelle aux conseils, elle regarde tout autour. Son esprit enregistre les lieux à nouveau, comme si elle les redécouvrait après une très longue absence et que tout avait changé.
Pourtant, rien n’a changé. Hormis peut-être un détail. Fronçant les sourcils, elle se déplace lentement vers ce qu’il reste d’un corps calciné suspendu non loin des portes. Elle s’arrête assez loin du corps pour ne pas sentir son odeur mais assez près pour distinguer les détails de ses blessures.

« C’est le nashen qui nous a appelés pour un incendie à l’entrepôt d’armes.
- Hmm ?
Myrtille tourne légèrement la tête sur sa gauche et salue le jeune Yama d’un signe de tête. Il joint ses mains devant son visage pour lui retourner son salut.
- Le jour où ils t’ont emmené. C’est ce nashen qui a alerté tout le monde pour qu’on aille à l’entrepôt d’armes.
- Ah bon ? Il nous a trahis ?
Yama opine.
- Je ne sais plus lequel des Gris Forestiers a passé le plus de temps à le torturer. C’était impressionnant ! »

Elle n’entend pas le reste de ses explications. Le monde se met à tourner autour d’elle. Son estomac se noue. Un sifflement lointain résonne à nouveau dans sa tête. Elle lève une main et s’écarte en titubant vers un coin entre deux maisons pour vomir son repas. Ses jambes se mettent à trembler. Elle tente de se concentrer sur la fraicheur du mur sous sa main mais les souvenirs s’imposent dans son esprit comme des serpents.

« Tu le tortureras de tes mains. C’est ton seul moyen de contrôler la date de sa mort, après tout. »
Le limier lève la tête de l’homme en face de Myrtille en le tirant par les cheveux, plaçant sa lame contre sa gorge. Elle le reconnait aussitôt et toutes ses défenses tombent. Les cheveux blonds tombent autour de son visage carré à la peau brune. Il garde la tête levée, le couteau entaille légèrement la peau de son cou, un mince filet de sang coule devant ses yeux paniqués. Elle tente de se lever mais la corde serre son cou, elle s’assoit dans un cri étranglé.
« Je ne peux pas…
Murmure-t-elle. L’homme caresse la joue de son otage avec le plat de sa lame.
- Tu préfère le voir mourir ? »
Il lève son arme et imite le geste de la planter dans son abdomen, la faisant hurler.

Il éclate d’un rire sournois et l’attache contre la cage à vingt pieds d’elle. Il annonce qu’elle commencera les tortures dans l’après-midi ou alors il le tuera. Lorsque la porte de la cage se referme dans un grincement et qu’elle l’entend s’éloigner, elle tourne la tête vers le nashen attaché.

« Ca ira, Nam’sa, ne t’inquiète pas. Je ne t’en veux pas. »
Dit-il.

Elle sent les larmes couler sur ses joues. Myrtille rentre ses ongles dans la terre, secoue la tête, refusant de le fixer. Il est loin pourtant elle le sent près elle, autour d’elle, son calme lui fait encore plus mal.

Myrtille cligne des yeux. Elle est devant la porte de la Brèche, sur le point de sortir quand Earon entre au même moment. Encore sous le coup de son souvenir et de ses émotions, elle tend lentement la main vers lui. Elle est prête à le voir disparaitre comme chaque fois qu’elle rêvait de lui là-bas. Pourtant, sa main rentre en contact avec le tissu de sa veste. Elle ressent les infimes mouvements de sa respiration sous ses doigts.

« Tu… Tu es bien là…
Earon penche la tête sur le côté. Sengal arrive derrière lui et les observe.
- To’sa, tout va bien ?
Elle regarde vers Sengal et retire automatiquement sa main du torse d’Earon. Elle serre ses doigts contre sa poitrine. Son souffle devient de plus en plus rapide.
- Je… Je ne sais plus…
- Myrtille !
Yama arrive en courant derrière elle. Il s’arrête devant les Gris et les saluts tout en reprenant son souffle.
- Qu’est ce qui se passe ?
Demande alors Earon brutalement au jeune frère.
- Ca je sais pas. Elle a vu le corps du traitre et ensuite elle est devenue toute bizarre. Elle est partie en courant vers la sortie.
Myrtille tourne lentement la tête vers Yama. Elle vacille légèrement. Sengal pose sa main sur son épaule pour la soutenir sans le montrer. Elle sursaute. Il incline la tête vers Yama.
- Ça ira, To’Eni. Nous allons nous en occuper. »

Le jeune frère hausse les épaules et s’éloigne pour retourner à ses occupations en sifflotant. Ses deux frères Gris se mettent chacun d’un côté de Myrtille et la soutiennent en silence jusqu’au retour dans la maison. Une fois rentrés, Sengal retire son masque puis vient retirer en douceur celui de Myrtille.
Elle ne parvient pas à parler. Sa main est toujours collée contre sa poitrine. Elle sent son cœur s’emballer et son esprit lutter contre ses souvenirs. Elle cligne des yeux, regardant un à un ses frères présents. Elle sent qu’elle se met à trembler légèrement. Elle tend sa main vers Earon qui la prend et l’attire dans ses bras sans un mot. Sengal s’éclipse discrètement vers sa chambre.

Menthe sauvage… Elle ferme les yeux et tente de se concentrer sur sa présence pour ne pas sombrer à nouveau.

« C’est fini Myrtille. Tu es en sécurité maintenant. Tu es auprès de ta famille. »

Ces simples mots brisent toutes ses maigres défenses. Elle ne tient plus debout. Earon suit son mouvement lorsqu’elle tombe à genoux, la gardant contre lui. Elle craque à nouveau, laissant s’échapper un flot incontrôlable de larmes. Il la garde ainsi jusqu’à ce qu’elle parvienne à se calmer puis l’aide à monter dans leur chambre pour qu’elle se repose.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire