Myrtille ouvre les yeux. Sa
fièvre est tombée, sa gorge n’est plus sèche et elle se sent bien. Elle ne sait
pas combien de jours sont passés depuis que Sengal l’a portée hors de cette
montagne. Elle lève une main et la tourne, bouge ses doigts et la laisse
retomber en soupirant. Ce simple effort la laisse fatiguée mais rassurée, elle
a le contrôle.
Elle regarde à sa gauche. Earon
est là, endormit assit contre le mur. Son torse se lève et se baisse au rythme
lent de sa respiration. Son cœur s’emballe, elle est à la maison. Elle frissonne
devant le retour de ce sentiment de sécurité qui vient doucement l’envelopper.
Un sourire s’affiche sur ses lèvres et elle referme les yeux. Le sommeil la
gagne tranquillement.
Il fait nuit quand elle ouvre à
nouveau les yeux. Elle est seule dans la chambre.
Son bras gauche est lourd, elle
lève un peu la tête et vois une attelle autour de son bras. Fronçant les
sourcils, elle tente de se souvenir et le bruit de l’arc qui casse lui revient
aux oreilles. Sa tête retombe mollement sur le lit dans un soupir. Elle fixe le
plafond. Le silence bourdonne à ses oreilles, elle finit par percevoir un
sifflement lointain qui augmente petit à petit. Elle ferme les yeux, se
concentre pour faire abstraction de ce bruit mais il reste, insistant. Ce n’est
pas un sifflement, c’est un cri. Elle tressaille et cherche l’origine du cri
mais il ne semble pas venir de quelque part dans la maison ou dehors. Il vient
de sa tête. Quand elle s’en rend compte, le cri s’éteint d’un seul coup. Le
silence retombe.
Fin entre dans la chambre, il
tient un ragout fumant, la lumière de la bougie fait flotter des ombres sur le
plafond, les murs et autour de lui. Myrtille regarde rapidement les ombres et
le fixe. Juste derrière son épaule, elle voit le visage sanglant du fantôme de son
ami. Son cœur se serre brutalement. Elle se redresse et s’assoit contre le mur
pour s’éloigner de cette image. Fin s’approche doucement, les ombres changent
de place et le fantôme disparait.
Elle avale sa salive lorsque l’odeur du ragout
lui parvient. Cela fait trop longtemps qu’elle n’avait pas senti une telle
odeur et la nostalgie ressentie en cage lui revient. Elle sait qu’elle est
libre, elle est dans sa maison, en sécurité. Elle serre les draps entre ses
doigts. Son esprit flotte un instant. Le monde autour d’elle se met à tourner.
Elle est en sécurité.
Les larmes lui montent aux yeux,
lorsque Fin s’assoit près d’elle sur son lit, elle fond littéralement en
pleurs. Il pose le ragout près du lit et lui prend la main. De l’autre il pose
la bougie au sol et caresse son front. Elle se tourne vers lui, se
recroqueville et pose sa tête sur son genoux. Fin passe son bras sous sa nuque
et la soulève pour la serrer contre lui. Elle niche son visage au creux de son
épaule avant de laisser ses émotions s’exprimer. Il est l’un des deux seuls
devant qui elle se laisse pleurer sans se sentir honteuse. Son binôme partage
sa vie comme une seconde partie d’elle-même. Elle profite donc qu’ils soient
seuls pour lâcher sa peine, sa colère, sa douleur et sa peur entre ses bras.
Ses cris se répercutent en écho
dans la pièce, elle s’en fiche. Agrippée au Sweat de Fin, son corps replié sur
lui-même, la tête enfouie dans son cou, elle l’inonde de ses larmes jusqu’à ce
que le flot se tarisse et qu’elle retrouve son calme. En bas, lorsque le
silence tombe sur la chambre, ils entendent un objet lourd se briser. Myrtille
se replie un peu plus contre Fin qui, tendant l’oreille, reconnait la voix de
leurs frères et la rassure. Elle ferme les yeux pour calmer les battements de
son cœur, hoche la tête et recule un peu pour s’assoir dos au mur.
Fin se réinstalle correctement à
côté d’elle avant de lui tendre son assiette de ragout. Restant auprès d’elle, il
lui raconte ce qu’il s’est passé à la Brèche pendant son absence.
Earon entre dans la maison.
Sengal et Zeven discutent autour de la table avec le capitaine Alpharius. Il se
laisse tomber sur une chaise et glisse une main fatiguée sous son masque. Il a
trop peu de sommeil pour rester calme et le long sommeil de Myrtille l’inquiète
constamment.
Il a passé quatre jours à la
veiller avant que ses frères décident de se relayer et lui imposent de quitter
la chambre. Ils ont dû préparer leurs arguments car il n’est pas parvenu à leur
faire changer d’avis. Ils lui ont interdit de retourner la veiller tant que ce
ne serait pas à nouveau son tour. Cela ne lui a pourtant pas permis de trouver le sommeil plus
facilement.
C’est le jour de Fin, son binôme,
il espère qu’elle a ouvert les yeux et en même temps ça le rend un peux jaloux.
Il ouvre la bouche pour parler quand des pleurs et des cris leur parviennent
d’en haut, les faisant tous sursauter. Earon se lève d’un bond, Sengal l’imite
et pose sa main sur son épaule pour l’empêcher de monter. Il serre les poings
et tourne lentement sa tête vers son ombre jumelle. Les cris de rage, de
douleur et de peine lui déchirent le cœur. La savoir réveillée le rassure
pourtant mais plus elle cri et plus la colère monte.
« Elle doit expulser sa
douleur, mon frère.
- Je sais. »
Il répond avec un ton cassant,
incapable de dire un mot de plus. Il se contente de regarder Sengal qui
comprend ses excuses et hoche doucement la tête.
Il inspire pour se calmer mais la
colère accumulée ces derniers jours lui monte à la gorge. Il ne supporte plus
les regards compatissants et angoissés de ses frères lorsqu’il revenait à la
maison des Gris après plusieurs jours d’absence.
Il ne supporte plus de devoir
rester auprès de son lit alors qu’elle ne se réveille pas.
Il n’a pas supporté ses cris et
le poids lourd de sa culpabilité qu’ils ont engendré.
Il aurait dû continuer de garder
l’espoir. Au lieu de ça, dès le début il s’est demandé s’il ne devait pas abandonner.
Plus le temps passait et plus il la croyait morte et a passé son temps à
critiquer Fin et Dampen qui ne cessaient de la chercher. Il en a voulu à Dampen
lorsqu’il a disparu, pensant qu’il préférait ne pas rentrer plutôt que de
rentrer sans elle. Il en voulait à Fin de rallumer sans cesse cet espoir qui
s’éteignant aussitôt en lui chaque fois que son frère revenait à la Brèche
toujours seul et vain de ses fouilles. Cette colère se retourne maintenant
contre lui et l’étouffe.
Lorsque plus aucun son ne
provient de la chambre là-haut, il ne parvient plus à contenir ses émotions. Il
soulève sa chaise pour la lancer contre un meuble de l’ancien temps qu’ils
n’ont jamais pu retirer de la maison et qui les nargue jour après jour. La
chaise éclate et le meuble bascule en avant pour s’écraser au sol dans un bruit
assourdissant. Le meuble aurait servi de stockage pour la nourriture parait-il,
se servant de la « Tek » pour la garder fraiche et saine. C’est ce
que l’on peut encore vaguement lire au dos de la machine entre les étranges
mécanismes.
Il inspire une grande bouffée
d’air et fixe ses frères qui se sont tous levés face à son geste brusque. Il se
dirige vers sa place habituelle contre le mur sous l’escalier et s’y laisse
tomber pour s’assoir. Fin descend quelques instants plus tard pour les informer
de son état.
Il se relève et se dirige vers
l’escalier quand son frère l’arrête pour lui dire qu’elle était fatiguée et
qu’il la trouverait sans doute déjà endormie.
Sans un mot, la gorge nouée par
la culpabilité et sa colère, il attrape son masque, sort de la maison et monte
sur les toits. Là-haut, il s’assoit en tailleur et sort son matériel pour faire
une poupée de chiffon. Trop occupé à tenter de contrôler ses émotions, il n’a
pas vu le reflet violet disparaitre derrière la fenêtre dans son dos.
Incapable de se rendormir et Fin
étant descendu, Myrtille sent de plus en plus le poids de la solitude revenir
s’immiscer dans son esprit. Elle regarde les ombres danser sur le plafond à la
lumière du reste de bougie posée en face de son lit. Elle se demande pourquoi
Earon n’est pas monté la voir. Peut-être qu’il est sorti chasser et qu’il n’est
pas encore revenu. Son cœur se serre, elle ressent le besoin de ne plus être
seule dans cette pièce.
Elle utilise les forces gagnées
pendant son repas pour se lever et aller regarder la lune à travers les volets.
La porte claque en bas en même temps qu’elle ouvre les volets pour sentir le
vent frais. Elle voit Earon grimper sur les toits. Dans ses gestes rapides et
son attitude repliée elle comprend tout de suite ses états d’âmes. C’est de lui
que venait le bruit sourd en bas. Il l’a entendue craquer.
Le plus discrètement possible,
elle ferme les volets et s’assoit au sol pour réfléchir. Il ne lui faut pas
longtemps pour céder à son instinct qu’elle écoute maintenant plus que jamais.
Myrtille grimace en se levant, son bras gauche pèse lourd avec l’attèle, ses
jambes tremblent encore énormément. Elle a passé un temps considérable sans se
tenir debout et encore plus sans marcher.
Pas après pas, elle avance vers
la porte mais c’est trop lentement à son goût. Elle rage contre son manque d’énergie
sans cesser de faire un pas après l’autre. Une fois à la porte, elle l’ouvre
lentement, tend l’oreille et sait qu’ils sont tous en bas.
Myrtille inspire et descend les
marches en prenant appuis contre le mur. Les marches non entretenues depuis des
années craquent et tremblent, elle n’a jamais été vraiment rassurée de monter
ou descendre ces escaliers pourtant elle arrive en bas. Elle est en nage, ses
jambes tremblent, elle se redresse face à ses frères et leur sourit à travers
les mèches de cheveux qui lui tombent sur le visage. Fin se lève et s’approche,
elle tend le bras pour l’empêcher de l’aider, Sengal hoche la tête. Elle lâche
le mur et, lentement, titubant puis de plus en plus facilement, avance vers
eux. Leur regard la soutient mieux qu’une quelconque béquille.
« Je dois aller voir Earon.
Dit-elle d’une voix rauque.
- Va, To’Nam’Sa, il est
dehors. »
Répond Sengal.
Elle incline la tête et se
retourne vers la porte. Elle pose la main sur la poignée et quitte la maison
debout et seule. Libre et vivante. Elle savoure pendant un petit moment le vent
qui caresse sa peau et joue dans ses cheveux. Son esprit s’apaise de plus en
plus pendant qu’elle avance dans la ruelle puis sur le chemin plus fréquenté au
cœur de la Brèche. Elle s’appuie de temps en temps contre les murs lorsque son
pas devient moins sûr.
Elle voit presque double quand
elle arrive enfin près de l’échelle. Prenant appui sur son seul bras valide et
ses dernières forces, elle monte rapidement sur le toit. Essoufflée, en nage,
titubante, elle s’assoit face au pont qui relie le toit à celui où Earon est assis.
Elle l’observe un moment. Il est concentré sur une poupée de chiffon, les
épaules basses, le visage penché sur ses mains. Elle pourrait lui dire qu’elle
est ici et il la rejoindrait, elle le sait.
Lorsqu’elle ouvre la bouche pour
l’appeler, sa tête tourne et son estomac est sur le point de renvoyer le ragout
qu’elle a avalé plus tôt.
Myrtille avale sa salive et se
met à quatre pattes pour traverser le pont pas plus large qu’elle. Arrivée au
milieu, elle s’arrête, cligne des yeux et secoue la tête pour que sa sensation
de vertige disparaisse, en vain. Son bras droit se met à trembler, elle sent
son corps vaciller vers la gauche, là où elle n’a aucun appui.
D’une voix faible et rauque, elle
appelle à l’aide le seul Gris qu’elle souhaite rejoindre.
« Earon… Je… »
Son bras flanche, elle tombe vers
la gauche dans un cri étouffé.
Un bras solide passe sous sa
taille et la retient de justesse. Lentement, il la replace à genoux face à lui.
Il reste un moment ainsi à la regarder sans bouger ni dire un seul mot. Il se
lève ensuite tout aussi doucement afin de ne pas faire basculer le pont puis la
prend dans ses bras. Les craquements du bois ne lui font pas peur, il la serre
contre lui et l’amène sur le toit. Elle entoure ses bras autour de son cou et
blotti son visage contre son torse. Odeur de menthe sauvage. Elle sourit.
Il s’agenouille pour qu’elle
puisse s’assoir, elle le lâche à contre cœur. Elle se positionne en tailleur en
grimaçant légèrement, ses jambes sont faibles et ses crampes douloureuses. Il
glisse ses doigts sous une mèche de cheveux qui dissimule ses yeux, il joue un
peu avec, fixant ses reflets violets qui lui ont tant manqués.
Elle baisse les yeux, fixant le
sol plus bas, sa main droite agrippe son genou dans un frisson. Ce geste lui a
toujours fait perdre ses moyens. Il glisse ensuite la mèche derrière son
oreille puis lui fait relever la tête pour la regarder à travers son masque.
Elle inspire, glisse sa propre
main sous son masque et ferme les yeux. Ses doigts frôlent sa joue lentement,
son pouce effleure ses lèvres entrouvertes et elle sent son sourire, elle le
voit. Elle sourit à son tour, elle sent alors la tension dans son sourire, sa
culpabilité. Elle soupire et laisse retomber sa main.
« Tu ne dois pas t’en
vouloir, Earon, Ni’Aya. Arrête ça.
Il baisse la tête, complètement
perdu. Lorsqu’il lui répond, son cœur s’emballe au son de sa voix qui lui a
tant manqué.
- Je t’ai crue morte et je n’ai pas
assez cherché… Je ne t’ai plus cherché Ni’Luna. Je t’ai abandonné. Toi tu m’as
toujours cherché quand… Tu n’avais pas perdu espoir alors que moi….
Myrtille secoue lentement la
tête.
- Earon, je ne t’en veux pas.
Il relève les yeux, surpris par
ses paroles.
- P…pourquoi ?
Elle sourit et repasse ses doigts
le long de son visage qu’elle connait par cœur. Il frissonne doucement à ce
contact.
- Parce que tu as quand même fini
par venir. C’est tout ce qui compte. Tu as entendu mon appel… »
Earon frissonne lorsqu’il repense
au soir où son cri lui est parvenu.
Quand il est rentré avertir ses frères il a eu du mal à les convaincre
que c’était bien elle. Car il n’avait plus entendu sa voix une fois près du
mur. Cela pouvait être un piège, pourtant il sentait qu’elle était là-bas, chez
les Fondateurs. Ils ont discutés toute la nuit restante et ils ont fini par le
croire.
Faire tomber les fondateurs un par un pour avoir à chaque fois qu’une
bribe d’information sur sa présence dans leur cage n’a pas été une mince
affaire. Earon comptait les jours qu’ils mettaient à recueillir les détails
pour la libérer. Lorsqu’il s’est tenu au-dessus de la cage et qu’il la vue, son
cœur a cessé de battre pendant quelques secondes.
Vivante, blessée, torturée et tout ce sang autour d’elle… Et son
regard… La rage lui avait coupé le souffle, il lui avait fallu faire un effort
surhumain pour ne pas réduire son geôlier en charpie. Il s’était concentré sur
l’idée de la sauver. Il prendrait son temps, plus tard, pour la venger.
La culpabilité qu’il ressentait
s’évanoui alors dans son sourire, remplacée par la volonté de vengeance qui
pris alors toute la place dans sa tête.
« Ni’Luna, ma lune, ma
chérie, je te vengerais.
Un éclair étrange traverse le
regard de Myrtille.
- J’y compte bien, Ni’Aya, ma
nuit, et je t’accompagnerais. »
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