mardi 30 octobre 2018

Chapitre 5


Myrtille ouvre les yeux. Sa fièvre est tombée, sa gorge n’est plus sèche et elle se sent bien. Elle ne sait pas combien de jours sont passés depuis que Sengal l’a portée hors de cette montagne. Elle lève une main et la tourne, bouge ses doigts et la laisse retomber en soupirant. Ce simple effort la laisse fatiguée mais rassurée, elle a le contrôle.
Elle regarde à sa gauche. Earon est là, endormit assit contre le mur. Son torse se lève et se baisse au rythme lent de sa respiration. Son cœur s’emballe, elle est à la maison. Elle frissonne devant le retour de ce sentiment de sécurité qui vient doucement l’envelopper. Un sourire s’affiche sur ses lèvres et elle referme les yeux. Le sommeil la gagne tranquillement.

Il fait nuit quand elle ouvre à nouveau les yeux. Elle est seule dans la chambre.

Son bras gauche est lourd, elle lève un peu la tête et vois une attelle autour de son bras. Fronçant les sourcils, elle tente de se souvenir et le bruit de l’arc qui casse lui revient aux oreilles. Sa tête retombe mollement sur le lit dans un soupir. Elle fixe le plafond. Le silence bourdonne à ses oreilles, elle finit par percevoir un sifflement lointain qui augmente petit à petit. Elle ferme les yeux, se concentre pour faire abstraction de ce bruit mais il reste, insistant. Ce n’est pas un sifflement, c’est un cri. Elle tressaille et cherche l’origine du cri mais il ne semble pas venir de quelque part dans la maison ou dehors. Il vient de sa tête. Quand elle s’en rend compte, le cri s’éteint d’un seul coup. Le silence retombe.

Fin entre dans la chambre, il tient un ragout fumant, la lumière de la bougie fait flotter des ombres sur le plafond, les murs et autour de lui. Myrtille regarde rapidement les ombres et le fixe. Juste derrière son épaule, elle voit le visage sanglant du fantôme de son ami. Son cœur se serre brutalement. Elle se redresse et s’assoit contre le mur pour s’éloigner de cette image. Fin s’approche doucement, les ombres changent de place et le fantôme disparait.
 Elle avale sa salive lorsque l’odeur du ragout lui parvient. Cela fait trop longtemps qu’elle n’avait pas senti une telle odeur et la nostalgie ressentie en cage lui revient. Elle sait qu’elle est libre, elle est dans sa maison, en sécurité. Elle serre les draps entre ses doigts. Son esprit flotte un instant. Le monde autour d’elle se met à tourner.

Elle est en sécurité.

Les larmes lui montent aux yeux, lorsque Fin s’assoit près d’elle sur son lit, elle fond littéralement en pleurs. Il pose le ragout près du lit et lui prend la main. De l’autre il pose la bougie au sol et caresse son front. Elle se tourne vers lui, se recroqueville et pose sa tête sur son genoux. Fin passe son bras sous sa nuque et la soulève pour la serrer contre lui. Elle niche son visage au creux de son épaule avant de laisser ses émotions s’exprimer. Il est l’un des deux seuls devant qui elle se laisse pleurer sans se sentir honteuse. Son binôme partage sa vie comme une seconde partie d’elle-même. Elle profite donc qu’ils soient seuls pour lâcher sa peine, sa colère, sa douleur et sa peur entre ses bras.
Ses cris se répercutent en écho dans la pièce, elle s’en fiche. Agrippée au Sweat de Fin, son corps replié sur lui-même, la tête enfouie dans son cou, elle l’inonde de ses larmes jusqu’à ce que le flot se tarisse et qu’elle retrouve son calme. En bas, lorsque le silence tombe sur la chambre, ils entendent un objet lourd se briser. Myrtille se replie un peu plus contre Fin qui, tendant l’oreille, reconnait la voix de leurs frères et la rassure. Elle ferme les yeux pour calmer les battements de son cœur, hoche la tête et recule un peu pour s’assoir dos au mur.
Fin se réinstalle correctement à côté d’elle avant de lui tendre son assiette de ragout. Restant auprès d’elle, il lui raconte ce qu’il s’est passé à la Brèche pendant son absence.
Earon entre dans la maison. Sengal et Zeven discutent autour de la table avec le capitaine Alpharius. Il se laisse tomber sur une chaise et glisse une main fatiguée sous son masque. Il a trop peu de sommeil pour rester calme et le long sommeil de Myrtille l’inquiète constamment.
Il a passé quatre jours à la veiller avant que ses frères décident de se relayer et lui imposent de quitter la chambre. Ils ont dû préparer leurs arguments car il n’est pas parvenu à leur faire changer d’avis. Ils lui ont interdit de retourner la veiller tant que ce ne serait pas à nouveau son tour. Cela ne lui a pourtant  pas permis de trouver le sommeil plus facilement.

C’est le jour de Fin, son binôme, il espère qu’elle a ouvert les yeux et en même temps ça le rend un peux jaloux. Il ouvre la bouche pour parler quand des pleurs et des cris leur parviennent d’en haut, les faisant tous sursauter. Earon se lève d’un bond, Sengal l’imite et pose sa main sur son épaule pour l’empêcher de monter. Il serre les poings et tourne lentement sa tête vers son ombre jumelle. Les cris de rage, de douleur et de peine lui déchirent le cœur. La savoir réveillée le rassure pourtant mais plus elle cri et plus la colère monte.

« Elle doit expulser sa douleur, mon frère.
- Je sais. »
Il répond avec un ton cassant, incapable de dire un mot de plus. Il se contente de regarder Sengal qui comprend ses excuses et hoche doucement la tête.

Il inspire pour se calmer mais la colère accumulée ces derniers jours lui monte à la gorge. Il ne supporte plus les regards compatissants et angoissés de ses frères lorsqu’il revenait à la maison des Gris après plusieurs jours d’absence.
Il ne supporte plus de devoir rester auprès de son lit alors qu’elle ne se réveille pas.
Il n’a pas supporté ses cris et le poids lourd de sa culpabilité qu’ils ont engendré.

Il aurait dû continuer de garder l’espoir. Au lieu de ça, dès le début il s’est demandé s’il ne devait pas abandonner. Plus le temps passait et plus il la croyait morte et a passé son temps à critiquer Fin et Dampen qui ne cessaient de la chercher. Il en a voulu à Dampen lorsqu’il a disparu, pensant qu’il préférait ne pas rentrer plutôt que de rentrer sans elle. Il en voulait à Fin de rallumer sans cesse cet espoir qui s’éteignant aussitôt en lui chaque fois que son frère revenait à la Brèche toujours seul et vain de ses fouilles. Cette colère se retourne maintenant contre lui et l’étouffe.

Lorsque plus aucun son ne provient de la chambre là-haut, il ne parvient plus à contenir ses émotions. Il soulève sa chaise pour la lancer contre un meuble de l’ancien temps qu’ils n’ont jamais pu retirer de la maison et qui les nargue jour après jour. La chaise éclate et le meuble bascule en avant pour s’écraser au sol dans un bruit assourdissant. Le meuble aurait servi de stockage pour la nourriture parait-il, se servant de la « Tek » pour la garder fraiche et saine. C’est ce que l’on peut encore vaguement lire au dos de la machine entre les étranges mécanismes.

Il inspire une grande bouffée d’air et fixe ses frères qui se sont tous levés face à son geste brusque. Il se dirige vers sa place habituelle contre le mur sous l’escalier et s’y laisse tomber pour s’assoir. Fin descend quelques instants plus tard pour les informer de son état.
Il se relève et se dirige vers l’escalier quand son frère l’arrête pour lui dire qu’elle était fatiguée et qu’il la trouverait sans doute déjà endormie.
Sans un mot, la gorge nouée par la culpabilité et sa colère, il attrape son masque, sort de la maison et monte sur les toits. Là-haut, il s’assoit en tailleur et sort son matériel pour faire une poupée de chiffon. Trop occupé à tenter de contrôler ses émotions, il n’a pas vu le reflet violet disparaitre derrière la fenêtre dans son dos.

Incapable de se rendormir et Fin étant descendu, Myrtille sent de plus en plus le poids de la solitude revenir s’immiscer dans son esprit. Elle regarde les ombres danser sur le plafond à la lumière du reste de bougie posée en face de son lit. Elle se demande pourquoi Earon n’est pas monté la voir. Peut-être qu’il est sorti chasser et qu’il n’est pas encore revenu. Son cœur se serre, elle ressent le besoin de ne plus être seule dans cette pièce.

Elle utilise les forces gagnées pendant son repas pour se lever et aller regarder la lune à travers les volets. La porte claque en bas en même temps qu’elle ouvre les volets pour sentir le vent frais. Elle voit Earon grimper sur les toits. Dans ses gestes rapides et son attitude repliée elle comprend tout de suite ses états d’âmes. C’est de lui que venait le bruit sourd en bas. Il l’a entendue craquer.

Le plus discrètement possible, elle ferme les volets et s’assoit au sol pour réfléchir. Il ne lui faut pas longtemps pour céder à son instinct qu’elle écoute maintenant plus que jamais. Myrtille grimace en se levant, son bras gauche pèse lourd avec l’attèle, ses jambes tremblent encore énormément. Elle a passé un temps considérable sans se tenir debout et encore plus sans marcher.

Pas après pas, elle avance vers la porte mais c’est trop lentement à son goût. Elle rage contre son manque d’énergie sans cesser de faire un pas après l’autre. Une fois à la porte, elle l’ouvre lentement, tend l’oreille et sait qu’ils sont tous en bas.

Myrtille inspire et descend les marches en prenant appuis contre le mur. Les marches non entretenues depuis des années craquent et tremblent, elle n’a jamais été vraiment rassurée de monter ou descendre ces escaliers pourtant elle arrive en bas. Elle est en nage, ses jambes tremblent, elle se redresse face à ses frères et leur sourit à travers les mèches de cheveux qui lui tombent sur le visage. Fin se lève et s’approche, elle tend le bras pour l’empêcher de l’aider, Sengal hoche la tête. Elle lâche le mur et, lentement, titubant puis de plus en plus facilement, avance vers eux. Leur regard la soutient mieux qu’une quelconque béquille.

« Je dois aller voir Earon.
Dit-elle d’une voix rauque.
- Va, To’Nam’Sa, il est dehors. »
Répond Sengal.

Elle incline la tête et se retourne vers la porte. Elle pose la main sur la poignée et quitte la maison debout et seule. Libre et vivante. Elle savoure pendant un petit moment le vent qui caresse sa peau et joue dans ses cheveux. Son esprit s’apaise de plus en plus pendant qu’elle avance dans la ruelle puis sur le chemin plus fréquenté au cœur de la Brèche. Elle s’appuie de temps en temps contre les murs lorsque son pas devient moins sûr.

Elle voit presque double quand elle arrive enfin près de l’échelle. Prenant appui sur son seul bras valide et ses dernières forces, elle monte rapidement sur le toit. Essoufflée, en nage, titubante, elle s’assoit face au pont qui relie le toit à celui où Earon est assis. Elle l’observe un moment. Il est concentré sur une poupée de chiffon, les épaules basses, le visage penché sur ses mains. Elle pourrait lui dire qu’elle est ici et il la rejoindrait, elle le sait.
Lorsqu’elle ouvre la bouche pour l’appeler, sa tête tourne et son estomac est sur le point de renvoyer le ragout qu’elle a avalé plus tôt.
Myrtille avale sa salive et se met à quatre pattes pour traverser le pont pas plus large qu’elle. Arrivée au milieu, elle s’arrête, cligne des yeux et secoue la tête pour que sa sensation de vertige disparaisse, en vain. Son bras droit se met à trembler, elle sent son corps vaciller vers la gauche, là où elle n’a aucun appui.
D’une voix faible et rauque, elle appelle à l’aide le seul Gris qu’elle souhaite rejoindre.

« Earon… Je… »
Son bras flanche, elle tombe vers la gauche dans un cri étouffé.

Un bras solide passe sous sa taille et la retient de justesse. Lentement, il la replace à genoux face à lui. Il reste un moment ainsi à la regarder sans bouger ni dire un seul mot. Il se lève ensuite tout aussi doucement afin de ne pas faire basculer le pont puis la prend dans ses bras. Les craquements du bois ne lui font pas peur, il la serre contre lui et l’amène sur le toit. Elle entoure ses bras autour de son cou et blotti son visage contre son torse. Odeur de menthe sauvage. Elle sourit.

Il s’agenouille pour qu’elle puisse s’assoir, elle le lâche à contre cœur. Elle se positionne en tailleur en grimaçant légèrement, ses jambes sont faibles et ses crampes douloureuses. Il glisse ses doigts sous une mèche de cheveux qui dissimule ses yeux, il joue un peu avec, fixant ses reflets violets qui lui ont tant manqués.
Elle baisse les yeux, fixant le sol plus bas, sa main droite agrippe son genou dans un frisson. Ce geste lui a toujours fait perdre ses moyens. Il glisse ensuite la mèche derrière son oreille puis lui fait relever la tête pour la regarder à travers son masque.
Elle inspire, glisse sa propre main sous son masque et ferme les yeux. Ses doigts frôlent sa joue lentement, son pouce effleure ses lèvres entrouvertes et elle sent son sourire, elle le voit. Elle sourit à son tour, elle sent alors la tension dans son sourire, sa culpabilité. Elle soupire et laisse retomber sa main.

« Tu ne dois pas t’en vouloir, Earon, Ni’Aya. Arrête ça.
Il baisse la tête, complètement perdu. Lorsqu’il lui répond, son cœur s’emballe au son de sa voix qui lui a tant manqué.
- Je t’ai crue morte et je n’ai pas assez cherché… Je ne t’ai plus cherché Ni’Luna. Je t’ai abandonné. Toi tu m’as toujours cherché quand… Tu n’avais pas perdu espoir alors que moi….
Myrtille secoue lentement la tête.
- Earon, je ne t’en veux pas.
Il relève les yeux, surpris par ses paroles.
- P…pourquoi ?
Elle sourit et repasse ses doigts le long de son visage qu’elle connait par cœur. Il frissonne doucement à ce contact.
- Parce que tu as quand même fini par venir. C’est tout ce qui compte. Tu as entendu mon appel… »

Earon frissonne lorsqu’il repense au soir où son cri lui est parvenu.

Quand il est rentré avertir ses frères il a eu du mal à les convaincre que c’était bien elle. Car il n’avait plus entendu sa voix une fois près du mur. Cela pouvait être un piège, pourtant il sentait qu’elle était là-bas, chez les Fondateurs. Ils ont discutés toute la nuit restante et ils ont fini par le croire.
Faire tomber les fondateurs un par un pour avoir à chaque fois qu’une bribe d’information sur sa présence dans leur cage n’a pas été une mince affaire. Earon comptait les jours qu’ils mettaient à recueillir les détails pour la libérer. Lorsqu’il s’est tenu au-dessus de la cage et qu’il la vue, son cœur a cessé de battre pendant quelques secondes.
Vivante, blessée, torturée et tout ce sang autour d’elle… Et son regard… La rage lui avait coupé le souffle, il lui avait fallu faire un effort surhumain pour ne pas réduire son geôlier en charpie. Il s’était concentré sur l’idée de la sauver. Il prendrait son temps, plus tard, pour la venger.

La culpabilité qu’il ressentait s’évanoui alors dans son sourire, remplacée par la volonté de vengeance qui pris alors toute la place dans sa tête.

« Ni’Luna, ma lune, ma chérie, je te vengerais.
Un éclair étrange traverse le regard de Myrtille.
- J’y compte bien, Ni’Aya, ma nuit, et je t’accompagnerais. »

Elle pose sa tête contre son torse alors qu’il l’entoure de ses bras et lui embrasse le front. Fatiguée d’être venue jusqu’à lui, elle s’endort tranquillement, entourée de son amour et de sa promesse.

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